Chef d'œuvre architectural de conception et de précision datant du vingt-sixième siècle avant notre ère, le complexe pyramidal du roi Khéops (alias Chéops ou Khoufou) bénéficie de l'expérience des premiers bâtisseurs de pyramide, comme Djoser et Snéfrou. Le long règne du roi (probablement au moins 23 ans) permet en outre au projet d'être très abouti.
Un tour de force
Le complexe pyramidal de Khéops est marqué par un savoir-faire et une qualité d'exécution remarquable.
En premier lieu, la pyramide est presque exactement alignée sur le nord (3'6" de déviation). Sa base est un carré quasi parfait de 440 coudées soit 230,37 mètres de côté (avec un écart maximal de 4,4 cm). La pointe de la pyramide devait se situer à moins de 30 cm du centre géométrique. Une telle précision suppose de bonnes connaissances astronomiques et une maîtrise d'œuvre très rigoureuse des travaux par les architectes. Avec une hauteur originelle de plus de 146,59 mètres (280 coudées), elle dispose d'une pente de 51°12, ce qui est encore plus audacieux que pour les pyramides de Snéfrou, le père de Khéops (45° pour sa dernière œuvre). Cette hauteur restera comme le record des monuments humains jusqu'à la fin du moyen âge, ou elle fut dépassée de peu par certaines flèches de cathédrales.
En second lieu, d 'après les calculs de l'égyptologue Iowerth E. S. Edwards, sa construction a nécessité approximativement 2 300 000 pierres, pesant en moyenne 2,5 tonnes. Ce chiffre est toutefois probablement à minorer, car le remplissage intérieur est moins homogène que les pierres extérieures. Quoiqu'il en soit, cela représente un travail considérable. Il a été avancé que son chantier aurait fait travailler des équipes de 30 000 hommes, à rotation quadrimestrielle, pendant une vingtaine d'années. Des vestiges du village de ces ouvriers saisonniers ont été découverts à l'ouest du plateau.
Les pierres de la masse étaient extraites du plateau de Guizeh. La pyramide était revêtue d'un placage de calcaire blanc de Toura (carrière de pierres très blanches et d'excellente qualité située au sud du Caire actuel), complètement réutilisé à l'époque romaine et surtout médiévale pour d'autres constructions. Le basalte du pavement du temple haut, et le granit (notamment des colonnes du temple), venaient de plus loin en bateaux. Les blocs étaient glissés sur des sortes de rails faits de rondins de bois et de caillasse argileuse, humectés pour faciliter le mouvement. Ils étaient hissés sur le monument à l'aide de rampes en briques crues, dont on a retrouvé des traces archéologiques à côté de certaines pyramides. La seule interrogation que se posent encore les égyptologues à ce sujet concerne la forme des rampes (perpendiculaires, enveloppantes, ou mixtes).
Malgré ces aspects aboutis se fondant sur l'héritage des ses prédécesseurs, le complexe pyramidal de Khéops, est, selon le mot d'Audran Labrousse, le "monument expérimental par excellence". Ainsi, pour les structures à l'intérieur de la pyramide, trois systèmes de couvrement sont testés : linteaux juxtaposés, voûte en tas de charge et voûte en chevrons.
Aspects religieux et funéraires
Des innovations se remarquent également dans le domaine religieux et funéraire.
La première originalité de la pyramide elle-même est de disposer de trois chambres très distinctes. L'une se trouve sous le socle rocheux. Elle présente un aspect inachevé. Il pourrait être voulu pour représenter le chaos originel du noun dans lequel s'est élevé le benben solaire, dont la pyramide se veut le symbole. La deuxième, appelée par erreur la "chambre de la reine" par les Egyptiens de l'époque médiévale, comporte une niche qui a peut-être contenu une statue du ka royal. La troisième, dite "chambre du roi", la plus élevée, sert d'écrin au sarcophage du roi.
Certains égyptologues comme Ludwig Borchardt ont pensé expliquer cet agencement original par des changements de conception en cours de travaux. Il est cependant peut-être plus vraisemblable que les trois chambres avaient une utilité distincte. La structure ternaire des appartements funéraires est connue depuis l'époque thinite et sera reprise sous une autre forme après (serdab, antichambre, chambre du sarcophage).
Autre élément singulier, la chambre supérieure et la chambre médiane sont dotées chacune de deux petit conduits, l'un menant vers le nord polaire, l'autre peut-être orienté vers l'étoile Orion, symbole d'Osiris. Il semble exclu qu'il s'agisse de conduits de ventilations, car ils étaient fermés à l'origine. On a exprimé l'hypothèse plausible qu'ils représentaient une voie de sortie magique pour le ba du roi, un peu à l'image des stèles fausses portes.
Face nord de la pyramide de Khéops
Cet axe traditionnel nord-sud, que l'on peut rattacher à la symbolique osirienne, tend cependant à perdre de l'importance au profit de l'axe est-ouest, à connotation solaire, rythmé par le temple d'accueil, la chaussée montante de près de 740 mètres de long, puis le temple haut abritant le sanctuaire. La pyramide est par ailleurs entourée de cinq fosses à barques, dont certaines (les fosses naviformes) faisaient sûrement référence à la navigation solaire. Le roi entend s'identifier au soleil qui renaît chaque jour.
Pour la première fois, la pyramide royale est flanquée de pyramides de reines, sur sa face orientale. Devant ces pyramides se dressent les mastabas monumentaux des enfants royaux.
Une vaste nécropole
En effet, la pyramide de Khéops est conçue pour être le centre d'un vaste ensemble comprenant les sépultures de la famille royale et des hauts fonctionnaires. Des mastabas aux allées rectilignes commencent à être dressés en même temps que la pyramide. Certains, de fils royaux morts avant leur père, ont même probablement été utilisés avant la fin du chantier.
Deux cimetières principaux peuvent être distingués. Le groupe Est était initialement destiné aux enfants royaux. Après la mort de ceux-ci, d'autres individus distingués, notamment leurs propres descendants, s'y sont fait construire des tombes. Le groupe Ouest est la plus vaste partie de la nécropole. On y trouve de nombreux mastabas, dont celui d'Hémiounou, vizir et chef de toutes les constructions du roi, qui supervisa certainement l'édification du complexe de Khéops.
Deux traits originaux caractérisent les tombeaux de nobles construits pendant le règne de Khéops : ils ne sont pas décorés (certains le deviendront par la suite) et on trouve dans leurs puits les énigmatiques "têtes de réserves". Le seul élément historié de ces tombeaux est la stèle d'offrande, réalisée par les ateliers royaux et placée dans le mur. Les "têtes de réserve" sont des têtes en calcaire représentant le défunt de manière réaliste, sur lesquelles étaient pratiqués des rituels encore mal compris.
Postérité
On ne sait pas avec précision quand le complexe funéraire de Khéops a été pillé. Cela s'est probablement passé pendant les troubles de la première période intermédiaire, comme quelques textes littéraires semblent l'indiquer. Au cours du Moyen-Empire, certains éléments ruinés de la chaussés sont réemployés dans de nouvelles constructions. L'ensemble du site de Guizeh semble en tout cas un peu oublié au début de la XVIIIe dynastie. Mais à partir du règne de Thoutmosis IV s'exprime un nouvel intérêt du pouvoir envers l'idéologie solaire de l'Ancien Empire, et des restaurations sont effectuées sur le plateau. Plus tard, Khâemouset, fils de Ramsès II, y fait effectuer ce que l'on a coutume d'appeler les premières "fouilles archéologiques", consolide des monuments et renouvelle des inscriptions. Sous la XXIe dynastie, un temple d'Isis, maîtresse des pyramides, est construit devant la pyramide de reine GI-c. Des restaurations sont aussi attestées pour la XXVIe dynastie.
C'est, déjà à l'époque, un haut lieu touristique. Hérodote le visite au Ve siècle avant notre ère, puis Diodore de Sicile notamment. C'est probablement Callimaque de Cyrène, bibliothécaire à Alexandrie, qui est à l'origine de l'expression "les sept merveilles du monde", et qui choisit d'y inclure la Grande Pyramide. Mais l'histoire de sa construction commence à se parer de légendes, Hérodote affirmant notamment que Khéops a dû prostituer sa fille pour financer la construction.
Légendes et "pyramidiots"
"Une mauvaise BD qui a entraîné la vocation de tant d'égyptologues", selon le mot sarcastique de Jean-Luc Fournet, lui-même victime.
A mesure que la compréhension de la civilisation originelle de l'Egypte s'estompe, les histoires deviennent de plus en plus fabuleuses. Une légende copte évoque ainsi les trésors et les livres de sciences qu'aurait abrité la Grande Pyramide, reprenant des contes plus anciens.
A l'époque arabe, le mythe regorge de détails supplémentaires, et c'est Thot-Hermès Trismégiste, le dieu magicien, qui devient le bâtisseur de la pyramide. Cela passe en Europe à travers le mouvement alchimiste et les obédiences maçonniques. Désormais, la Grande Pyramide devient un objet ésotérique, repris par nombre de sectes "new age" aujourd'hui. Certaines de ces sectes payent très cher le droit de dormir une nuit dans la chambre du sarcophage. D'autres interpolent les dimensions pour se livrer à toutes sortes de calculs, de l'origine de l'univers à la prédiction.
Enfin, de nombreux individus de par le monde prétendent avoir percé le "mystère" de la construction et vendent des livres avec ces affirmations souvent gratuites quoiqu'enrobées de verbiage pseudo-scientifique.
C'est ce que les égyptologues appellent les "pyramidiots". Il est impossible de les manquer lorsqu'on travaille sur le site.
Travaux et perspectives
La chambre du roi. Dessin J-P. Lauer d'après Perring.
Ce n'est pas pour autant qu'il n'y ait plus rien à trouver ou à comprendre sur le site. En 1925, on y a découvert le trésor de la reine Hetepheres, au fond d'un ancien puits funéraire, en 1954 c'est la fameuse barque démontée qui a été retrouvée dans une fosse rectangulaire, et en 1991, l'équipe de Zahi Hawass a mis au jour les ruines de la pyramide satellite, au Sud Est de la Grande Pyramide.
Dans la pyramide elle-même, le projet Upuaut, qui est devenu "pyramid-rover", dirigé in fine par Zahi Hawass et financé par National Geographic, a consisté à envoyer un petit robot explorer les conduits de la chambre médiane (dite "de la reine").
D'autres, comme l'architecte Gilles Dormion et Jean-Yves Verd'hurt ont cru détecter des cavités sous la chambre du roi (en 1986) qui se sont révélées être remplies de sable. D'après leur nouvelle théorie publiée en septembre 2004, il y aurait un couloir inconnu sous sous la chambre médiane. Quelques égyptologues croient que cela est plausible, tandis que d'autres réfutent vigoureusement les arguments exposés.
S'il ne paraît pas inconcevable de retrouver de nouvelles substructures, il reste cependant peu vraisemblable que la pyramide recèle une chambre secrète où serait inhumé Khéops. Au temps de la splendeur de l'Ancien Empire, et alors que la sépulture royale était déjà bien protégée derrière bouchons et herses de granit, plus de sécurité ne semblait sûrement pas nécessaire, de la même manière que les rois de France ne cachaient pas leurs caveaux dans la basilique de Saint-Denis. Il faut attendre des temps troublés comme la révolution française, ou la première période intermédiaire (théâtre elle aussi de révolutions), pour pouvoir piller une nécropole royale. D'autre part, les pillards aurait certainement continué à fouiller s'ils n'avaient pas retrouvé la momie royale.
5/09/2004-15/09/2004, Renaud de Spens.
Bibliographie
Jean-Philippe Lauer, Le problème des pyramides d'Egypte, Paris 1952. Jacques Vandier, Manuel d'archéologie égyptienne, II, 1, p. 28-45, Paris 1954. Dieter Arnold, Lexikon
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1964. Jean Vercoutter, L'Egypte et la Vallée
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in David O'Connor, David P. Silverman (ed), Ancient Egyptian Kingship, Leiden 1995, p. 221-262. L'art égyptien au temps des pyramides. Catalogue de l'exposition de 1999 et 2000 au Grand Palais à Paris, au Metropolitan Museum of Arts à New York, et au Musée Royal de l'Ontario à Toronto, Paris 1999. Zahi Hawass et alii, Trésors des pyramides, 2003. Mark Lehner, The Complete Pyramids,
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1999. Farid Atiya, Pyramids of the Fourth Dynasty, Le Caire 2003. Georges Goyon, Les secrets des bâtisseurs des grandes pyramides, Paris 1990. Jean Revez, Les pyramides d'Egypte en dix questions, Beauport 2001.
Iowerth E. S. Edwards, The Pyramids of Egypt, Londres 1991 (réédition augmentée). Aidan Dodson, The Pyramids of Ancient Egypt, Londres 2004. Gilles Dormion, La chambre de Chéops, Paris 2004 (préface de Nicolas Grimal).