INTERVIEWS

JEAN GASCOU

Jean Gascou est professeur de langue grecque et papyrologie à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg. Il y dirige l’Institut de Papyrologie associé à l’UMR 7572 du CNRS et enseigne cette discipline rare aux méthodes de pointe.

Comment êtes-vous venu à la papyrologie ?

Je suis historien de formation. Je m’intéressais et je m’intéresse toujours à l’histoire byzantine, au Bas-Empire. Pendant mes études, j’ai eu connaissance, tout à fait par hasard, d’un enseignement de papyrologie byzantine très tourné vers l’histoire. Il était dispensé à l’EPHE IV par Roger Rémondon, dont j’ai fréquenté les cours pendant trois ans. Parallèlement, j’ai suivi à la Sorbonne l’enseignement de Jean Scherer, consacré à la papyrologie dans son ensemble et dans une vue plus technique que Rémondon.

Comment devenir papyrologue ?

Eh bien, il faut savoir le grec. On devient papyrologue soit en étant un historien ayant fait un peu de grec, et c’était mon cas, soit comme helléniste à l’exemple de la plupart des papyrologues si bien que je ne sais si je peux recommander ma propre voie.

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas faire l’impasse sur la langue. Ce n’est pas trop difficile, il ne faut pas en avoir peur. Le grec des papyrus n’est pas celui de Platon ni de Démosthène. C’est une langue évoluée, simplifiée. Tant mieux bien sûr si l’on est en même temps démotisant ou coptisant, voire sémitisant. Il faut en outre aimer et connaître les sciences de l’Antiquité, en particulier cette discipline sœur de la papyrologie qu’est l’épigraphie. Quant aux enseignements,  il y a actuellement en France deux instituts de papyrologie actifs : à Paris IV, sous la direction d’Alain Blanchard, et à Strasbourg, sous ma responsabilité. Certains collègues, historiens ou hellénistes, assurent des séminaires dans des établissements parisiens comme l’EPHE (ainsi Joseph Mélèze) ou dans des universités de province, comme Lyon (Marie Drew-Bear). Mais les centres de Strasbourg et de Paris sont les mieux équipés. Ces deux instituts ont des bibliothèques et autres équipements tout à fait complets.

Que peut apporter la papyrologie aux autres sciences ?

C’est une discipline philologico-historique, où la discussion du document est très serrée. Nous nous confrontons continuellement à des problèmes de « pathologie » éditoriale, ou aux théories des savants antérieurs dans l’état où, si l’on peut dire, elles ont été abandonnées. En éliminant les erreurs, nous capitalisons aussi les acquis de la discipline. La papyrologie progresse d’une génération sur l’autre, comme une science exacte. C’est très satisfaisant intellectuellement, et c’est cette méthode très critique ou même négative qui peut avoir de l’intérêt pour les spécialistes de l’Antiquité.

L’informatique est très utilisée dans cette science.


Fragment d’Homère sur papyrus
(Musée Royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles)

Oui, c’est un trait de la papyrologie. Depuis dix ou quinze ans,  ce mouvement d’informatisation, parti des Etats-Unis, et largement soutenu par le mécénat privé, a transfiguré notre discipline. Il est vrai que la papyrologie disposait de longue date d’excellents instruments de travail, si bien que l’informatisation n’est que le développement inévitable d’une excellente organisation antérieure, car soit dit en passant, la papyrologie est une discipline très structurée, très intégrée. Le milieu papyrologique forme une sorte de « république des lettres ». Personne n’y est insularisé.

Nous avions donc déjà, depuis le début du siècle, des dictionnaires, des périodiques et des recueils très particuliers. Ainsi toutes les corrections dont les textes font l’objet au cours des années sont compilées dans un périodique comptant actuellement 9 (et bientôt 10)  volumes. Les textes publiés isolément sont rassemblés et indexés dans des recueils (20 volumes à ce jour pour plus de 15000 textes). Notre bibliographie annuelle, rédigée depuis des décennies à Bruxelles sur des fiches cartonnées, s’est  tout naturellement transposée sur un support informatique à compter de 1995. Mes collègues de Bruxelles en proposent maintenant une version électronique expérimentale qui couvre les années 1960 à 1998. L’informatisation des données documentaires, sous forme de banques  numériques textuelles ou de banques d’images, nous a amenés à travailler d’une manière radicalement différente des usages antérieurs, de même qu’elle nous a ouvert de nouveaux champs scientifiques, notamment dans l’histoire de la langue grecque, mais elle n’a pas entraîné de rupture avec l’esprit de la discipline.

A Strasbourg même, nous numérisons les papyrus pour faciliter leur déchiffrement et pour préparer leur publication. Nous gravons des cédéroms pour diminuer la taille de la documentation photographique traditionnelle. Nous utilisons les logiciels de traitement des images en usage en PAO et chez les graphistes. Je dois dire que c’est une technique très convaincante qui nous a donné d’excellents résultats. Nous avons certainement opéré une avancée dans ce domaine. A l’étranger, un certain nombre d’instituts, comme Heidelberg, ont atteint ce niveau. Mais en France, je crois bien que nous avons été les premiers à appliquer le traitement de l’image à la recherche papyrologique fondamentale.

Pour autant, reste t-il important de travailler sur le terrain ?

Le terrain apporte la connaissance géographique du pays et des sites, qui importe, vous  le réalisez, à la mise en perspective des documents. Un papyrus dont on ne connaît pas la provenance ou même tout simplement l’environnement concret est un document à peu près mort. Voilà déjà ce qui recommande le terrain.

La seconde raison est qu’en Egypte, il y a l’IFAO. C’est un lieu où les gens se rencontrent et échangent leurs expériences. L’IFAO est aussi une institution d’avant-garde, bien équipée  et où l’on développe de nouvelles techniques. Puis il y a bien sûr les fouilles de l’IFAO qui nous livrent des documents en contexte. Prenez ainsi les investigations d’Hélène Cuvigny dans le désert oriental avec ces milliers d’ostraca qu’elle y a découverts. Pour diverses raisons, le contexte archéologique des trouvailles d’ostraca échappe trop souvent aux papyrologues. Il est d’autant plus précieux d’en avoir à présent en grand nombre et correctement relevés. La connaissance du contexte donne à ces documents souvent répétitifs et de contenu très pauvre un relief très vif.

Quels sont les débouchés pour les jeunes diplômés ?

Dans le long terme, soit l’enseignement du grec, soit de l’histoire ancienne. A moyen terme, un séjour à l’IFAO peut intéresser  un jeune savant. Nous manquons de papyrologues : l’IFAO n’en a pas à demeure chaque année. Après l’IFAO, un passage par le CNRS est presque nécessaire puisque les postes offerts par l’Université, sans être aussi rares qu’on le croit, sont profilés d’une manière qui empêche quelquefois le recrutement de spécialistes un peu pointus. J’estime que le CNRS est une institution accessible, qui s’ouvrira toujours à tout chercheur original et pourvu d’un bon dossier.

Pourtant, je ne conseillerais pas aux jeunes de rester trop longtemps au CNRS. Je voudrais qu’ils se rendent compte que passer toute sa vie dans les bibliothèques, cela marginalise, cela aigrit même. Je suis très content d’être enseignant. Je sais bien que ce métier a de graves inconvénients, qu’il fait peser en particulier sur les professeurs une insupportable charge bureaucratique et gestionnaire, mais le contact avec les étudiants, les doctorants, les chercheurs, est très précieux. Ce sont eux qui me donnent des idées. C’est un doctorant égyptologue, Guillaume Bouvier, qui m’a aidé à moderniser mon institut. On profite de tout cela. Il ne faut pas croire qu’on devient nécessairement le plus fort quand on se confine trente ans au CNRS. Encore une fois, la marginalisation y est presque fatale. Voilà du moins la leçon que je tire de vingt-cinq ou trente ans de papyrologie, dont 9 passées au CNRS et 10 à l’université.

Comment s’organise la coopération internationale ?

Nous tenons un congrès tous les trois ans, qui se tient cette année à Florence. Nous avons aussi des instances régulatrices de notre activité, avec une association internationale et un comité international patronnant la mise à jour de nos instruments de travail. Nous disposons également des ressources de la « toile » comme on dit. S’est constitué en particulier un groupe de discussion papyrologique basé à Copenhague, auquel la plupart des papyrologues sont affiliés, et qui permet d’échanger des points de vue, des informations, par exemple sur les dernières publications, qui sont ainsi connues en un temps record. Spontanément, nous diffusons  tout ce que nous pouvons savoir.

Quelles sont vos recherches actuelles et vos projets ?

Il s’agit principalement d’un projet collectif, l’édition des papyrus byzantins de Lycopolis, qui appartiennent à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, et que Jean-Luc Fournet a restaurés l’an dernier à Paris. Nous les avons saisis au siège de notre laboratoire CNRS, au Collège de France. Nous avons transporté les images à Strasbourg, et nous les avons sauvegardées sur des cédéroms.

J’ai d’autres projets, comme la poursuite de l’édition et la numérisation des papyrus de la collection de la BNU de Strasbourg, qui est très riche. Elle remonte au régime allemand, à une époque où l’on estimait en Allemagne que la papyrologie était obligatoire pour tous ceux qui étudiaient le grec.

Plus personnelles sont mes recherches sur des trouvailles textuelles importantes qui ont été faites en Syrie, il y a dix ans. Avec un collègue spécialiste de la Syrie, D. Feissel, j’édite la partie grecque du dossier. C’est une deuxième spécialité, si vous voulez.

Entretien réalisé au Caire en mars 1998 par Renaud de Spens

4/04/01

© Renaud de Spens, 2000