THESE

IMAGE DEDOUBLEE OU IMAGE REDOUBLEE : SYMETRIE ET DISSYMETRIES DANS LES RELATIONS ENTRE LES SCENES RITUELLES DES TEMPLES DE RAMSES II

Thèse de doctorat présentée par Benoît Lurson

EPHE - IVe Section — 5 février 2000

Résumé

L’observation des scènes d’un temple égyptien d’époque pharaonique montre qu’elles obéissent à des relations symétriques. De part et d’autre d’une porte, voire entre murs parallèles, les scènes sont identiques. Ce type de répartition souffre toutefois de nombreuses exceptions. Ces dissymétries, qui brisent la symétrie des scènes, ont été étudiées par E. Hornung. Pour l’auteur, qui n’étudie toutefois que les paires de scènes symétriques, la symétrie des représentations traduit le dualisme de la pensée égyptienne, tandis que les dissymétries traduisent la sensibilité artistique des Egyptiens, qui auraient toujours cherché à rompre une symétrie trop stricte.

Cette vision s’accorde mal, cependant, avec les études portant sur les scènes de l’époque gréco-romaine, où symétrie et dissymétries servent de point de départ à l’analyse et illustrent la complémentarité des scènes. Par ailleurs, pour l’époque pharaonique, M. Müller a clairement montré que la symétrie est un principe raffiné d’organisation du décor, qui se décline même sur deux modes : la symétrie axiale et la symétrie de translation. De nombreux auteurs ont aussi relevé le rôle joué par la symétrie. Surtout, C. E. Loeben a montré que la symétrie, mais aussi le chiasme et la diagonale, participent de la mise en place du décor du Grand Temple d’Abou Simbel.

Peut-il alors vraiment exister une différence aussi grande dans le traitement de la symétrie entre l’époque gréco-romaine et l’époque pharaonique? Deux scènes symétriques de l’époque pharaonique sont-elles une même scène, gravée deux fois, mais avec des différences de nature esthétique, ou sont-elles déjà, comme à l’époque ptolémaïque, les réceptacles de concepts complémentaires? A l’époque pharaonique, deux scènes symétriques sont-elles donc seulement une même image redoublée ou déjà une image dédoublée dont il faut réunir les moitiés? Pour des raisons de corpus, le choix s’est porté sur les scènes rituelles des temples de Ramsès II.

L’étude des relations symétriques et des dissymétries entre les scènes rituelles des temples de Ramsès II appelle toutefois une méthodologie qui lui soit propre, puisque la comparaison de scènes symétriques, même par milliers, apparaît vite vaine : les nombreuses différences entre les séquences symétriques de scènes nécessitent une approche particulière. Cette approche se fonde sur la scission d’une scène en chacun de ses éléments constitutifs, ses “éléments iconographiques”. C’est alors le rapport symétrique des séquences auxquelles ceux-ci s’intègrent qui est étudié. Ces éléments sont les accompagnateurs du roi, ses couronnes, ses vêtements, les divinités et les offrandes. Par ailleurs, les dissymétries ne sont pas examinées sous l’angle de leur nombre dans deux scènes symétriques, ou du type d’élément concerné, mais sous celui de leur fonction.

Dans une première partie, les différents types de dissymétrie sont passés en revue. Il y a d’abord les paires des scènes symétriques, différenciées par une ou plusieurs dissymétries. A l’intérieur de cette catégorie, la plus riche, on distingue : les paires de scènes dont chacune présente la moitié d’un ensemble (ici, l’Ennéade thébaine), ou une forme d’apparition d’une même divinité (plusieurs techniques sont alors utilisés pour différencier les deux formes d’apparition). En général, entre deux scènes symétriques, ce sont les divinités et les offrandes qui sont dissymétriques. C’est pourquoi sont examinés ensuite trois groupes de dissymétries : une divinité différente, mais le même acte rituel ; une offrande différente, mais la même divinité ; une divinité et un acte rituel différents. Enfin, un dernier ensemble regroupe des scènes symétriques totalement différentes. La caractéristique fondamentale de ces dissymétries, quelque soit leur forme ou leur fonction, est qu’elles expriment la complémentarité des scènes, grâce bien sûr à de multiples procédés. Tout au long de l’examen de ces paires symétriques de scènes sont ainsi apparus des couples types, c’est-à-dire des couples récurrents d’éléments, qui composent un vocabulaire figuratif. Ils concernent les divinités, les offrandes, mais aussi les couronnes du roi et ses accompagnateurs.

La catégorie suivante de dissymétries se compose de celles qui participent de l’organisation du décor et la révèlent. Dans ce cas de figure, le contexte de la dissymétrie est important pour en définir l’objet et les procédés sont variés. La troisième catégorie de dissymétries concerne tous les exemples où la dissymétrie souligne une scène, porte l’emphase sur elle. Le contexte est cette fois déterminant pour en saisir le sens. On peut trouver des scènes où un élément iconographique s’ajoute simplement, se substitue à un autre que la logique de la disposition laissait supposer, ou des scènes qui, dans leur entier, n’ont aucun correspondant symétrique. Dans tous les cas, le thème illustré par l’élément ou par la scène isolé s’intègre à celui, plus général, de la salle, mais il est mis en évidence par anacoluthe. C’est une figure de style.

Dans une deuxième partie sont étudiées les relations des scènes symétriques avec un support architectural particulier : les portes et les voies de passage, ainsi que les sanctuaires où prennent place des rondes-bosses. L’iconographie des portes se décline sur quatre modes : les scènes de purification, les scènes d’accueil du roi par les divinités, les scènes d’investiture du roi et celles qui le montrent en train d’apparaître. Chaque catégorie illustre une fonction de la porte : lieu de passage potentiel des impuretés, lieu d’accueil, lieu de passage d’un état à un autre et lieu d’apparition. A travers ces exemples, on voit comment l’iconographie ne retient et n’illustre qu’une des fonctions de la porte, choisie en fonction du contexte. Dans plusieurs cas, des scènes de différentes catégories encadrent la même porte, montrant bien comment une même réalité architecturale est interprétée de différentes manières. L’iconographie est alors le domaine du discours qui interprète l’élément architectural.

Les rondes-bosses des temples rupestres et les scènes qui les entourent entretiennent des relations de deux types : directes et indirectes. Dans le premier cas, un bas-relief montre le roi faisant offrande à des rondes-bosses contiguës. Le roi et les divinités sont côte à côte, sur le même mur. Dans le second cas, les rondes-bosses et la scène sont sur deux murs perpendiculaires, séparées par l’angle de la pièce. Dans le bas-relief, le roi fait alors offrande à une divinité identique à celle incarnée par la ronde-bosse, qui sert donc d’intermédiaire. Dans ce cas de figure, c’est l’identité de la divinité qui fonde la relation entre la scène et la ronde-bosse.

Le caractère hautement complémentaire des dissymétries, mis en évidence dans la première partie, permet de répondre à la question du dédoublement ou du redoublement de l’image : deux images symétriques sont bien une seule et même image dédoublée, pas redoublée. Cette donnée essentielle appelle une nouvelle terminologie. Afin de bien la distinguer du concept de “symétrie”, concept descriptif qui désigne la ressemblance formelle de deux objets situés à même distance d’un point central, nous proposons le terme de “symétrie fonctionnelle”. Emprunté au vocabulaire de la biologie, cette terminologie a l’avantage d’inclure dans sa définition la complémentarité qui participe pleinement de la symétrie égyptienne. La complémentarité des scènes symétriques, effective par l’intermédiaire de leurs dissymétries, incite également à s’interroger sur le sens de ces dissymétries. Puisqu’il ne s’agit pas de rompre une symétrie trop stricte, quel en est le but? On peut l’envisager comme un procédé d’expression figuratif. Une idée est scindée en deux aspects complémentaires, illustrés par des scènes symétriques, mais tout, dans les dissymétries de celles-ci, tend à la réunion de l’idée de départ, du tout.

L’étude de l’iconographie spécifique des portes et des voies de passage permet de distinguer entre l’univers architectural du temple, réel et son iconographie, donnée au contraire qui interprète cette réalité. Cette dichotomie entre une réalité architecturale et son interprétation n’est qu’une application particulière de l’essence même de l’image (égyptienne), qui “re-présente” la réalité. Travailler sur l’image égyptienne, c’est donc travailler sur l’image que les Egyptiens se faisaient de leur univers et non sur cet univers lui-même et c’est penser les modes de son organisation comme des reflets des modes de pensée des Anciens Egyptiens. Pour distinguer l’iconographie de ce qu’elle représente, on peut utiliser le vocabulaire freudien, qui désigne la réalité sous deux angles différents : die Wirklichkeit désigne la réalité tangible, tandis que die Realität désigne une interprétation “psychologique” de la réalité tangible. L’étude des relations entre les bas-reliefs et les rondes-bosses met en évidence ces deux réalités et surtout leur coexistence dans le temple. Tout en s’intégrant à l’iconographie de la salle où elles se trouvent, que ce soit de manière directe ou indirecte, les rondes-bosses, par le biais de leur frontalité, participent aussi au rituel divin journalier. Elles sont les points de rencontre entre la Wirklichkeit et la Realität, entre le rituel et sa représentation.

Les couples types, vocabulaire figuratif, sont souvent sollicités dans la mise en place du décor pour mettre en valeur l’une ou l’autre scène, par différents procédés, comme l’encadrement, qui consiste à mettre en valeur un élément central en l’encadrant d’éléments identique sou formant un couple type. Mais des figures de style sont également sollicitées dans la disposition des éléments iconographiques. En somme, travailler sur l’image égyptienne, c’est en redécouvrir la rhétorique. En effet, la mise en évidence d’un vocabulaire, de règles de composition et d’une stylistique, ne permet pas de douter de l’existence de cette rhétorique. Quatre figures de style ont été relevées : le chiasme, le parallelismus membrorum, la synecdoque et l’anacoluthe. La mise en évidence de ces figures de style, mais aussi la faculté pour chaque élément iconographique d’une scène de porter une fraction du sens de l’ensemble, nécessite d’adopter une démarche holistique pour l’étude de d’un ensemble iconographique égyptien, qui implique de rapporter à l’ensemble l’élément et la séquence dans laquelle il s’intègre, afin de déterminer sa place exacte dans cet ensemble. Les anacoluthes surtout, pour être comprises, nécessitent cette méthode. Puisqu’il s’agit de rhétorique, le contexte est fondamental.

La mise en évidence d’une rhétorique de l’image dès l’époque de Ramsès II montre que ce type de réflexion n’est pas propre aux imagiers qui décorèrent les temples égyptiens à l’époque gréco-romaine. Chaque période de l’ère pharaonique a même développé son mode d’organisation du décor, les caractéristiques du règne de Ramsès II (y compris la symétrie) ne s’appliquant pas avec la même constance aux époques antérieure et postérieure. Le style de Ramsès II peut ainsi être replacé dans une perspective diachronique, tandis que l’existence d’une rhétorique de l’image ouvre les portes d’une recherche des caractères propres au langage figuratif égyptien.

21/04/01

© Renaud de Spens, 2000