En
présence d'un touriste ou d'un résident étranger,
l'Egyptien se pose souvent comme héritier des pharaons.
Des pharaons et de leur époque, pourtant, il ne sait
en général que fort peu. Cette situation assez
paradoxale reflète bien la complexité de la
société égyptienne moderne qui entretient
avec son lointain passé une relation très
mitigée.
Ph. Renaud de Spens
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A
l'entrée du site de Memphis, sur la route de Saqqarah,
un panneau décati accueille le visiteur en ces termes
: « Egypt, land of the civilization ». Il faut
beaucoup de patience et d'imagination pour pouvoir visualiser
ce que fut la première capitale du monde couverte
aujourd'hui par une vaste palmeraie. Sous chaque tronc,
chaque mètre carré de terre se trouvent des
vestiges. Les témoignages antiques si nombreux sont
d'ailleurs laissés à l'abandon et font le
bonheur des gamins de Mit-Rahina.
Ici
comme partout ailleurs dans le pays la vie est rythmée
par l'islam, ses prières quotidiennes, ses fêtes,
ses traditions. Les habitants du lieu n'ont rien de bien
différent des autres sinon peut-être quelques
traits ou des attitudes évoquant de lointains parallèles.
Nombre
de peuples sont passés par ce lieu central, la Balance
des Deux Terres, tous y ont laissé une trace. Les
Egyptiens modernes sont issus de ces mélanges. Pourtant
ici en particulier, on prétend encore à une
sorte de pureté des origines qui relierait directement
aux temps pharaoniques, dont on ne sait presque rien et
sur lesquels on projette ses propres rêves.
L'Egyptien
moyen n'a retenu de son antiquité qu'une seule image:
celle d'une société respectée qui dictait
sa loi aux peuples frontaliers. Et s'il occulte à
peu près tous les autres aspects, beaucoup plus enrichissants
de ce temps là c'est tout simplement parce que, le
plus souvent, il ne les connaît pas.
Aussi
paradoxal que cela puisse paraître dans le pays de
la civilisation, l'Egypte a fait l'impasse sur le temps
des pharaons.
Plusieurs
raisons peuvent expliquer cette situation et en premier
lieu, les orientations de l'enseignement. En Egypte, l'histoire
et la géographie font partie du groupe des «
matières nationales ». L'enseignement de ces
disciplines à forte connotation patriotique se fait
exclusivement en arabe, surtout dans les établissements
égyptiens fondés par des missions étrangères
(religieuses ou laïques) où l'apprentissage
est souvent bilingue voire trilingue. Le programme des cycles
collège et lycée reste focalisé sur
l'Egypte contemporaine (début du XIXe siècle,
époque actuelle) et sur le Monde Arabe, bien que
cette désignation n'ait plus aujourd'hui le même
sens dans la réalité politique qu'il y a quarante
ans.
L'histoire
adaptée au niveau scolaire n'est donc pas ici une
discipline neutre. Son enseignement a été
défini par l'Etat dans un but nationaliste et les
professeurs (arabophones) s'en tiennent strictement aux
directives du Ministère. Les élèves
doivent se familiariser avec les grandes institutions de
leur pays et surtout les grands événements,
passés ou récents qui l'ont mis en avant sur
la scène internationale.Dans cette optique, on n'a
retenu des temps pharaoniques que deux ou trois grands faits
: la construction des pyramides, les campagnes de Thoutmosis
III et le règne de Ramsès II avec la désormais
très célèbre bataille de Qadesh, devenue
une victoire pour la circonstance.
Une
parenthèse apparaît entre l'antiquité
et la période islamique comme si l'Egypte telle qu'on
la connaît ne naissait véritablement qu'avec
l'apparition du Prophète. Certes, les manuels scolaires
fournissent quelques dates et explications en rapport avec
l'ère chrétienne mais de manière toujours
assez lapidaire. On fait l'impasse sur un certain nombre
de points, jugés sans importance ou, au contraire,
trop sensibles peut-être pour être abordés.
Outre
les carences de l'enseignement, il convient d'ajouter la
spécificité de la culture d'islam. Pour un
musulman convaincu, c'est le Prophète qui a tout
apporté en révélant la parole d'Allah.
Tout ce qui existait avant - aussi grands et somptueux qu'aient
pu être les personnages, les lieux, les époques
- n'est en rien comparable à ce qu'a laissé
Mohamed. La très grande majorité des Musulmans
égyptiens, considère donc que les siècles
des pharaons n'étaient qu'un temps incertain de gens
qui attendaient toujours la révélation, l'âge
bête pour reprendre la désignation classique.
En cela les Musulmans héritent d'une vieille conception
chrétienne. La civilisation pharaonique avec ses
dieux zoomorphes, ses déesses graciles, sa cosmogonie,
ses mythes est une véritable aberration aux yeux
des premiers Chrétiens qui n'y voyaient que paganisme
et idolâtrie. Pour les Coptes d'aujourd'hui, l'antiquité
reste marquée par l'égarement religieux, même
si on reconnaît bien volontiers que le peuple de l'époque
était déjà très pieux et comptait
beaucoup de sages.
Quelle
que soit donc sa communauté d'origine, chrétienne
ou musulmane, l'Egyptien a du mal à aborder son passé
antique de façon complètement objective. Quand
il le fait c'est toujours face à un élément
étranger, comme pour s'identifier par rapport à
lui, comme pour rappeler aux indélicats que lorsque
l'on a quatre mille ans d'histoire derrière soi on
a pas de leçons à recevoir !
«
Les Occidentaux connaissent mieux l'Égypte que nous
»
Ph. Renaud de Spens
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Avec
plus de soixante millions d'habitants, une population très
jeune essentiellement rurale attirée par le développement
des villes de plus en plus tentaculaires, des difficultés
politico-économiques inextricables, l'Egypte a une
conception propre de son patrimoine historique. Il doit
avant tout lui servir de vitrine, de faire valoir. Sorti
du cadre assez restreint des chercheurs ou des artistes
pour qui l'étude de la civilisation pharaonique est
réellement une passion, cet héritage n'a souvent
d'intérêt que s'il peut faire venir davantage
de touristes et entrer encore plus de devises. On réagit
ainsi à tous les niveaux, y compris aux plus élevés.
Du coup, une antiquité, un objet n'a que peu de valeur
en lui même s'il ne possède pas suffisamment
de pouvoir d'attirance sur le public étranger.
Evidemment,
le massacre de Louxor en novembre 1997 est venu remettre
en question cette vision des choses. La masse touristique
ayant diminué, les autorités ont pris conscience
qu'il fallait intéresser les Egyptiens à leur
patrimoine. Une politique tarifaire a été
mise sur pied divisant parfois par dix le prix d'un ticket
d'entrée sur un site ou dans un musée. Le
taux de fréquentation a en effet augmenté
mais les gens sont toujours aussi peu renseignés
!
Le
système éducatif ne suit pas. Les enfants
quittant le primaire ne peuvent toujours pas citer le nom
de chacune des trois pyramides du site de Giza qui reste
avant tout, pour leurs familles, un lieu de promenade idéal
pour pique-niquer.
On
finit par comprendre pourquoi peu d'étudiants, à
l'issue de leur cycle secondaire se dirigent vers des études
d'égyptologie: c'est une spécialité
qui fait figure ici d'originalité. Finalement, un
Européen en sait souvent beaucoup plus que ses interlocuteurs
égyptiens sur leur propre histoire.
Au
Caire plus particulièrement, le thème pharaonique
est décliné sur tous les tons : que ce soit
pour des marques, des monuments commémoratifs, la
banque centrale ou la compagnie nationale d'aviation arborant
une tête design d'Horus sur la dérive bleue
de ses appareils. Dès qu'il s'agit de vendre une
prestation, de promouvoir un produit ou son image, l'Egypte
joue la carte de sa culture antique, plus encore si son
message est destiné au visiteur étranger.
Derrière ce vernis antiquisant, commercial et trompeur
qui occulte toutes les autres spécificités
du pays, il n'y a pas plus de répondant en terme
de conscience patrimoniale et culturelle que dans l'enseignement.
Le Musée Egyptien est de ce point de vue particulièrement
expressif : les antiquités y sont entreposées
et non pas exposées. Par manque de place, mais aussi
et surtout, par manque de moyens et de motivation. C'est
certainement le seul établissement de ce genre au
monde où l'on peut voir des enfants chevaucher des
sphinx ou se glisser dans des cuves funéraires par
les brisures de la pierre
Le seul endroit où,
lorsqu'on rafraîchit la peinture des salles à
grands coups de rouleau, on ne prend pas toujours la peine
de déplacer les antiquités adossées
aux parois. Peut-être est-ce aussi ce qui fait son
charme
Les
projets de muséographie moderne sont pourtant nombreux
et presque chaque mois, les journaux locaux annoncent l'inauguration
d'une étude dans telle ou telle ville (musée
Atonien de Minia, nouveau musée de Memphis...). A
l'heure actuelle seul le musée de Nubie bâti
à Assouan a abouti à une réalité
tangible et réussie. Les Egyptiens, malheureusement,
ne se sentent pas vraiment concernés par ce type
d'établissements, surtout visités par les
touristes. Quel impact peut avoir une vieille pierre quand
chaque jour apporte son lot de tracas et de complications
matérielles, quand il faut se creuser la tête
pour savoir comment on parviendra à boucler la fin
du mois ?
C'est
également pour le touriste et lui seul que le commerce
des antiquités-souvenirs de plus ou moins bon goût
fait florès. Pourtant, il est quasiment impossible
en Egypte de trouver un moulage ou une copie de qualité
d'un objet ancien. Quelques écoles d'artisanat (région
du Delta et de Louxor) perpétuent la tradition du
travail de l'albâtre ; au Caire, un institut officiel
a mis un point d'honneur à produire du vrai papyrus.
Mais cela se limite à quelques initiatives ponctuelles
et très localisées.On crée selon le
goût du jour et du visiteur étranger des copies
des célèbres vignettes du Livre des Morts
en y ajoutant des couleurs dorées ou fluo (les Américains
en raffolent, paraît-il) ou encore des portraits de
lady Di coiffée du mortier bleu de Néfertiti.
L'Egypte
ne se résume pourtant pas à ce genre de souvenirs
encadrés dans un bureau parisien ou posés
sur le buffet d'un salon.
L'Egypte
actuelle c'est une foule de sentiments et dimpressions
contradictoires, des images surprenantes, un mélange
entre archaïsme et modernité. Un pays plein
de couleurs, d'odeurs, de contrastes. On l'a beaucoup dit,
beaucoup écrit.
Les
descendants des pharaons n'ont pas encore réussi
à assumer leur héritage. Ils en sont fiers
mais pas au point de s'y investir davantage.
Bokra,
incha'allah ! Demain, si Dieu le veut !
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