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Hugues Perdriaud, « Nos ancêtres les Pharaons », 1999.

L'auteur

En présence d'un touriste ou d'un résident étranger, l'Egyptien se pose souvent comme héritier des pharaons. Des pharaons et de leur époque, pourtant, il ne sait en général que fort peu. Cette situation assez paradoxale reflète bien la complexité de la société égyptienne moderne qui entretient avec son lointain passé une relation très mitigée.


Ph. Renaud de Spens

A l'entrée du site de Memphis, sur la route de Saqqarah, un panneau décati accueille le visiteur en ces termes : « Egypt, land of the civilization ». Il faut beaucoup de patience et d'imagination pour pouvoir visualiser ce que fut la première capitale du monde couverte aujourd'hui par une vaste palmeraie. Sous chaque tronc, chaque mètre carré de terre se trouvent des vestiges. Les témoignages antiques si nombreux sont d'ailleurs laissés à l'abandon et font le bonheur des gamins de Mit-Rahina.

Ici comme partout ailleurs dans le pays la vie est rythmée par l'islam, ses prières quotidiennes, ses fêtes, ses traditions. Les habitants du lieu n'ont rien de bien différent des autres sinon peut-être quelques traits ou des attitudes évoquant de lointains parallèles.

Nombre de peuples sont passés par ce lieu central, la Balance des Deux Terres, tous y ont laissé une trace. Les Egyptiens modernes sont issus de ces mélanges. Pourtant ici en particulier, on prétend encore à une sorte de pureté des origines qui relierait directement aux temps pharaoniques, dont on ne sait presque rien et sur lesquels on projette ses propres rêves.

L'Egyptien moyen n'a retenu de son antiquité qu'une seule image: celle d'une société respectée qui dictait sa loi aux peuples frontaliers. Et s'il occulte à peu près tous les autres aspects, beaucoup plus enrichissants de ce temps là c'est tout simplement parce que, le plus souvent, il ne les connaît pas.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître dans le pays de la civilisation, l'Egypte a fait l'impasse sur le temps des pharaons.

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation et en premier lieu, les orientations de l'enseignement. En Egypte, l'histoire et la géographie font partie du groupe des « matières nationales ». L'enseignement de ces disciplines à forte connotation patriotique se fait exclusivement en arabe, surtout dans les établissements égyptiens fondés par des missions étrangères (religieuses ou laïques) où l'apprentissage est souvent bilingue voire trilingue. Le programme des cycles collège et lycée reste focalisé sur l'Egypte contemporaine (début du XIXe siècle, époque actuelle) et sur le Monde Arabe, bien que cette désignation n'ait plus aujourd'hui le même sens dans la réalité politique qu'il y a quarante ans.

L'histoire adaptée au niveau scolaire n'est donc pas ici une discipline neutre. Son enseignement a été défini par l'Etat dans un but nationaliste et les professeurs (arabophones) s'en tiennent strictement aux directives du Ministère. Les élèves doivent se familiariser avec les grandes institutions de leur pays et surtout les grands événements, passés ou récents qui l'ont mis en avant sur la scène internationale.Dans cette optique, on n'a retenu des temps pharaoniques que deux ou trois grands faits : la construction des pyramides, les campagnes de Thoutmosis III et le règne de Ramsès II avec la désormais très célèbre bataille de Qadesh, devenue une victoire pour la circonstance.

Une parenthèse apparaît entre l'antiquité et la période islamique comme si l'Egypte telle qu'on la connaît ne naissait véritablement qu'avec l'apparition du Prophète. Certes, les manuels scolaires fournissent quelques dates et explications en rapport avec l'ère chrétienne mais de manière toujours assez lapidaire. On fait l'impasse sur un certain nombre de points, jugés sans importance ou, au contraire, trop sensibles peut-être pour être abordés.

Outre les carences de l'enseignement, il convient d'ajouter la spécificité de la culture d'islam. Pour un musulman convaincu, c'est le Prophète qui a tout apporté en révélant la parole d'Allah. Tout ce qui existait avant - aussi grands et somptueux qu'aient pu être les personnages, les lieux, les époques - n'est en rien comparable à ce qu'a laissé Mohamed. La très grande majorité des Musulmans égyptiens, considère donc que les siècles des pharaons n'étaient qu'un temps incertain de gens qui attendaient toujours la révélation, l'âge bête pour reprendre la désignation classique. En cela les Musulmans héritent d'une vieille conception chrétienne. La civilisation pharaonique avec ses dieux zoomorphes, ses déesses graciles, sa cosmogonie, ses mythes est une véritable aberration aux yeux des premiers Chrétiens qui n'y voyaient que paganisme et idolâtrie. Pour les Coptes d'aujourd'hui, l'antiquité reste marquée par l'égarement religieux, même si on reconnaît bien volontiers que le peuple de l'époque était déjà très pieux et comptait beaucoup de sages.

Quelle que soit donc sa communauté d'origine, chrétienne ou musulmane, l'Egyptien a du mal à aborder son passé antique de façon complètement objective. Quand il le fait c'est toujours face à un élément étranger, comme pour s'identifier par rapport à lui, comme pour rappeler aux indélicats que lorsque l'on a quatre mille ans d'histoire derrière soi on a pas de leçons à recevoir !

« Les Occidentaux connaissent mieux l'Égypte que nous… »


Ph. Renaud de Spens

Avec plus de soixante millions d'habitants, une population très jeune essentiellement rurale attirée par le développement des villes de plus en plus tentaculaires, des difficultés politico-économiques inextricables, l'Egypte a une conception propre de son patrimoine historique. Il doit avant tout lui servir de vitrine, de faire valoir. Sorti du cadre assez restreint des chercheurs ou des artistes pour qui l'étude de la civilisation pharaonique est réellement une passion, cet héritage n'a souvent d'intérêt que s'il peut faire venir davantage de touristes et entrer encore plus de devises. On réagit ainsi à tous les niveaux, y compris aux plus élevés. Du coup, une antiquité, un objet n'a que peu de valeur en lui même s'il ne possède pas suffisamment de pouvoir d'attirance sur le public étranger.

Evidemment, le massacre de Louxor en novembre 1997 est venu remettre en question cette vision des choses. La masse touristique ayant diminué, les autorités ont pris conscience qu'il fallait intéresser les Egyptiens à leur patrimoine. Une politique tarifaire a été mise sur pied divisant parfois par dix le prix d'un ticket d'entrée sur un site ou dans un musée. Le taux de fréquentation a en effet augmenté mais les gens sont toujours aussi peu renseignés !

Le système éducatif ne suit pas. Les enfants quittant le primaire ne peuvent toujours pas citer le nom de chacune des trois pyramides du site de Giza qui reste avant tout, pour leurs familles, un lieu de promenade idéal pour pique-niquer.

On finit par comprendre pourquoi peu d'étudiants, à l'issue de leur cycle secondaire se dirigent vers des études d'égyptologie: c'est une spécialité qui fait figure ici d'originalité. Finalement, un Européen en sait souvent beaucoup plus que ses interlocuteurs égyptiens sur leur propre histoire.

Au Caire plus particulièrement, le thème pharaonique est décliné sur tous les tons : que ce soit pour des marques, des monuments commémoratifs, la banque centrale ou la compagnie nationale d'aviation arborant une tête design d'Horus sur la dérive bleue de ses appareils. Dès qu'il s'agit de vendre une prestation, de promouvoir un produit ou son image, l'Egypte joue la carte de sa culture antique, plus encore si son message est destiné au visiteur étranger. Derrière ce vernis antiquisant, commercial et trompeur qui occulte toutes les autres spécificités du pays, il n'y a pas plus de répondant en terme de conscience patrimoniale et culturelle que dans l'enseignement. Le Musée Egyptien est de ce point de vue particulièrement expressif : les antiquités y sont entreposées et non pas exposées. Par manque de place, mais aussi et surtout, par manque de moyens et de motivation. C'est certainement le seul établissement de ce genre au monde où l'on peut voir des enfants chevaucher des sphinx ou se glisser dans des cuves funéraires par les brisures de la pierre… Le seul endroit où, lorsqu'on rafraîchit la peinture des salles à grands coups de rouleau, on ne prend pas toujours la peine de déplacer les antiquités adossées aux parois. Peut-être est-ce aussi ce qui fait son charme…

Les projets de muséographie moderne sont pourtant nombreux et presque chaque mois, les journaux locaux annoncent l'inauguration d'une étude dans telle ou telle ville (musée Atonien de Minia, nouveau musée de Memphis...). A l'heure actuelle seul le musée de Nubie bâti à Assouan a abouti à une réalité tangible et réussie. Les Egyptiens, malheureusement, ne se sentent pas vraiment concernés par ce type d'établissements, surtout visités par les touristes. Quel impact peut avoir une vieille pierre quand chaque jour apporte son lot de tracas et de complications matérielles, quand il faut se creuser la tête pour savoir comment on parviendra à boucler la fin du mois ?

C'est également pour le touriste et lui seul que le commerce des antiquités-souvenirs de plus ou moins bon goût fait florès. Pourtant, il est quasiment impossible en Egypte de trouver un moulage ou une copie de qualité d'un objet ancien. Quelques écoles d'artisanat (région du Delta et de Louxor) perpétuent la tradition du travail de l'albâtre ; au Caire, un institut officiel a mis un point d'honneur à produire du vrai papyrus. Mais cela se limite à quelques initiatives ponctuelles et très localisées.On crée selon le goût du jour et du visiteur étranger des copies des célèbres vignettes du Livre des Morts en y ajoutant des couleurs dorées ou fluo (les Américains en raffolent, paraît-il) ou encore des portraits de lady Di coiffée du mortier bleu de Néfertiti.

L'Egypte ne se résume pourtant pas à ce genre de souvenirs encadrés dans un bureau parisien ou posés sur le buffet d'un salon.

L'Egypte actuelle c'est une foule de sentiments et d’impressions contradictoires, des images surprenantes, un mélange entre archaïsme et modernité. Un pays plein de couleurs, d'odeurs, de contrastes. On l'a beaucoup dit, beaucoup écrit.

Les descendants des pharaons n'ont pas encore réussi à assumer leur héritage. Ils en sont fiers mais pas au point de s'y investir davantage.

Bokra, incha'allah ! Demain, si Dieu le veut !

17/10/01

© Renaud de Spens, 2000-