L'ETRANGER DANS LA MENTALITE EGYPTIENNE ANCIENNE : MEPRIS OU RESPECT ?

Aminata Sackho-Autissier, « L’Égypte face aux pays étrangers : des relations ambivalentes », janvier 2000.

L'auteur

Depuis les plus hautes époques, l’Égypte a entretenu des relations diverses avec ses voisins étrangers. Qu’elles soient économiques et commerciales, politiques et diplomatiques, militaires ou poussées par la curiosité, ces relations conduisent à une réflexion sur le comportement des Égyptiens envers d’autres populations, sur la reconnaissance d’Autrui dans l’Égypte ancienne.

L’homme égyptien se considère comme une espèce face à d’autres. Ainsi, il se trouve inscrit dans la nature et est intégré dans un monde d'objets. Chacun de ces objets porte la marque de l’action humaine. Mais comment passer à des objets où autrui se donne anonymement à la présence concrète de l’autre, d’une autre identité et d’une autre culture que celles propres aux Égyptiens ?

Les Égyptiens ont classé le genre humain en quatre groupes génériques : au sud, les Iwntjw m TA-Stj, puis NHsjw Nubiens ; au nord, les MnTw (m STt), puis aAmw Asiatiques ; à l’ouest, les §Hnw, puis §mHw Libyens et les RmT Égyptiens, par extension les hommes [1] .

Cette « nomenclature humaine » peut être mise en parallèle avec les axes sud-nord et est-ouest selon lesquels s’orientaient les Égyptiens : l’axe sud-nord est l’axe du Nil avec l’amont représenté par le Sud et l’aval par le Nord ; l’axe est-ouest est celui du soleil [2] . Selon cette orientation égyptienne, le Sud est la direction d’origine. Une prédilection pour le sud apparaît donc dès les plus hautes époques et des razzias ont été menées en Basse Nubie dès les premières dynasties [3] .

En outre, chaque point cardinal a sa divinité : Satet (Satis) au sud ; Soped, dieu des MnTw ; Ha, dieu de l’Occident et protecteur des déserts et Ash, dieu des Libyens [4] . Chaque divinité est la gardienne des frontières égyptiennes. Par extension, certaines d’entre elles deviennent les représentantes des populations frontalières. Elles garantissent l’ordre du monde en protégeant l’Égypte de l’extérieur chaotique. D’ennemis politiques, les étrangers deviennent rapidement des ennemis religieux.

Dans les textes de l’Ancien et du Moyen Empire, les Nubiens sont fréquemment opposés aux Asiatiques, et les intérêts égyptiens se portent dans l’ensemble vers le Sud (la Basse et la Haute-Nubie) et vers le Nord (la Syro-Palestine). À la Basse Époque, les Nubiens et les Libyens — populations qui ont fortement ébranlé le pouvoir égyptien — seront opposés [5] .

Dans cette perspective, l’Univers est peuplé par les Égyptiens, garants de l’ordre du monde (la Maât), et le reste des populations, en fait le monde extérieur représentant le chaos, l’univers hostile.

Ainsi que l’écrit fort justement Jean Bottéro : « L’autre est tout ce qui, dans l’univers, peut être confronté d’assez près à l’Homme pour que ce dernier soit en quelque sorte cru obligé de le définir par rapport à soi et se définir par rapport à lui ; non seulement les êtres vivants, et en particulier les animaux qui sont en dessous de lui, mais aussi autour de lui, et les dieux au-dessus de lui, les autres hommes, d’un milieu géographique, ethnique, politique et culturel, différent du sien : disons les étrangers » [6] . C’est en effet ce qui détermine les relations entre les Égyptiens et leurs partenaires étrangers, puisque faisant partie du chaos, les populations des pays étrangers ne reconnaissent pas l’ordre égyptien [7] .

Donc, « l’ennemi », c’est l’autre, l’étranger. Parce qu’il est différent, il doit être anéanti et sa soumission totale est figurée dans la représentation des Neufs arcs, les scènes de massacre des ennemis, l’anéantissement des peuples étrangers par le roi dans sa forme d’animal (lion, griffon, taureau), dans les scènes de bataille et de chasse [8] . C’est ainsi que l’on trouve dans les régions avoisinantes, de nombreux reliefs et inscriptions représentant le roi massacrant ses ennemis. Tel est le cas de la région isolée du Sud Sinaï où, dès les plus hautes époques, les rois égyptiens sont représentés en train de frapper la tête d’un ennemi — nubien, asiatique, libyen — avec une massue. Dans ces scènes d’exaltation de puissance et de domination royale, l’étranger est considéré comme le perturbateur de l’ordre cosmique [9] . La légende qui accompagne ces scènes est de même teneur. Snefrou est celui qui sqr Iwntjw MnTw, « frappe les nomades et les Asiatiques ». Khephren et Djedkarê Isesi sont ceux qui da xAswt (nbt), « anéanti (ssen) t (tous) les pays étrangers ». Sahourê, Neouserrê et Pepi Ier sont sqr nTr aA MnTw xAswt nbt, da (MnTw) xaswt nbt, « le grand dieu (celui) qui frappe les Asiatiques et tous les pays étrangers, (celui qui) anéanti (les Asiatiques et) tous les pays étrangers » [10] . La phraséologie employée se retrouve ensuite aussi bien dans les textes officiels que privés qui exalteront la vaillance des souverains contre les étrangers.

À côté de ces représentations d’actes violents, on trouve des procédés effectifs et magiques de défense. L’exemple le plus frappant du système défensif égyptien est la chaîne des forteresses et des garnisons édifiées en Basse-Nubie, le long de la vallée du Nil, et dans la région du Batn el-Haggar, en aval et en amont de la IIe cataracte. Cette chaîne répond aux conditions géographiques, car le pays et plat — à l’exception des cataractes, véritables barrières rocheuses — que les deux déserts bordant la vallée du Nil.

Les forteresses de la IIe cataracte viennent renforcer la zone frontalière sud, marquées par les stèles-frontières. Ces mnnw forteresses, enceintes fortifiées, ont un double rôle : le premier est la sécurité des frontières ; le second est le maintien d’un passage obligé pour les populations locales et les garnisons égyptiennes réduites qui sont concentrées dans un réseau de citadelles, proches les unes des autres. Mnnw est un terme qui peut aussi correspondre aux enceintes circulaires entourant les villes, les petites localités, les temples, tout ce qui appartient à la Maât. Ce sont donc des protections effectives contre le chaos.

Associé au système effectif de défense, on trouve des procédés apotropaïques, magiques tels que le bris de figurines d’ennemis ou de vases qui portent des textes dits de proscription [11] . Ce procédé bien connu en Égypte est prospectif et s’inscrit dans le cadre de la magie politique, puisqu'il a pour but de protéger le roi égyptien, et par son intermédiaire, l’État pharaonique.

De facto, les rapports avec l’étranger sont ambivalents. D’une part, les Égyptiens ont peur des pays et des populations étrangères qui représentent une menace pour leur vie et leur au-delà [12] . C’est pourquoi, dans la mesure du possible, ils veulent se faire inhumer sur leur terre natale.

D’autre part, l’étranger attire pour son exotisme, ses ressources naturelles et la main d’œuvre bon marché que fournissent les populations locales. Les divinités étrangères, les modes de vie et les hommes sont adoptés par les Égyptiens après avoir été dotés d’un nom égyptien, ou éduqués à la Résidence. Cette égyptianisation est nécessaire pour que les choses soient conformes à l’ordre cosmique et divin.


[1] Wb II, p. 423, 10 ; AEO I, p. 100*.

[2] G. Posener, 1965, « Sur l’orientation et l’ordre des points cardinaux chez les Égyptiens », NAWG I, p. 69-78.

[3] Cf. l'inscription au Gebel Sheikh Souliman du roi Djer, Ire dynastie, aujourd’hui conservée au musée national de Khartoum, PM VII, p. 140 ; A.J. Arkell, 1950, « Varia Sudanica », JEA 36, p. 28-29, fig. 1 et pl.X.

[4] Le dieu Min est également le protecteur des montagnes arabiques et des routes désertiques, IV, col. 136-140.

[5] P. Kaplony, 1971, « Bemerkungen zum ägyptischen Königtum, vor allem in der Spätzeit », CdÉ XLVI92, p. 262 et n. 1.

[6] J. Bottéro, 1975, « L’Homme et l’autre dans l’Orient antique », dans : L. Poliakov (éd.), Hommes et Bêtes. Entretiens sur le racisme. Actes du colloque tenu du 12 au 15 mai 1973 au centre international de Cérisy-la-Salle, Paris — La Haye, p. 103-113.

[7] Par ailleurs, il est à rappeler que le terme xAst, « montagne, région montagneuse » et sa graphie convient le sens de « pays étranger, pays ennemi », Wb III, p. 234, 9 ; G. Godron, 1958, « Étude sur l’époque archaïque », BIFAO 57, p. 154 ; K. Zibelius, 1972, Afrikanische Orts-und Völkernamen in hieroglyphischen und hieratischen Texten, TAVO 1, Reihe B, Wiesbaden, p. 419.

[8] Sur le thème des Neufs arcs, voir E. Uphill, 1966, « The Nine Bows », Jaarbericht ex Oriente Lux 19, p. 393-420. Sur la valeur apotropaïque des scènes de bataille, voir A.R. Schulman, 1982, « The Battle-Scenes of the Middle Kingdom », JSSEA 124, p. 164-183.

[9] H. Schäfer, 1957, « Das Niederschlagen der Feinde », WZKM 54, p. 168-176 ; J. Silwa, 1975, « Some Remarks Concerning Victorious Ruler Representations in Egyptian Art », ForschBer 16, p. 97-117.

[10] A.H. Gardiner, T.E. Peet & J. Cerny, 1952-1955, Inscriptions of Sinai. I, EES 451, Londres, pl. II (n° 5 et 7) = Urk. I, 8, 2 et 7 ; pl. V, (n° 8 et 10) = Urk. I, 4-5 et 32, 17 ; I, pl. VII (n° 14 et 16) = Urk. I, 56, 15-16 et 92, 12.

[11] Y. Kœnig, 1994, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne, Paris, p. 131-141.

[12] Y. Kœnig, 1987, « La Nubie dans les textes magiques. « L’inquiétante étrangeté » », RdE 38, p. 105-110.

7/04/01

© Renaud de Spens, 2000