Depuis
les plus hautes époques, lÉgypte a entretenu des relations
diverses avec ses voisins étrangers. Quelles soient
économiques et commerciales, politiques et diplomatiques,
militaires ou poussées par la curiosité, ces relations conduisent
à une réflexion sur le comportement des Égyptiens envers
dautres populations, sur la reconnaissance dAutrui
dans lÉgypte ancienne.
Lhomme
égyptien se considère comme une espèce face à dautres.
Ainsi, il se trouve inscrit dans la nature et est intégré
dans un monde d'objets. Chacun de ces objets porte la marque
de laction humaine. Mais comment passer à des objets
où autrui se donne anonymement à la présence concrète de
lautre, dune autre identité et dune autre
culture que celles propres aux Égyptiens ?
Les
Égyptiens ont classé le genre humain en quatre groupes génériques :
au sud, les Iwntjw m TA-Stj,
puis NHsjw Nubiens ;
au nord, les MnTw (m STt),
puis aAmw Asiatiques ;
à louest, les §Hnw,
puis §mHw Libyens et
les RmT Égyptiens, par
extension les hommes [1] .
Cette
« nomenclature humaine » peut être mise en parallèle
avec les axes sud-nord et est-ouest selon lesquels sorientaient
les Égyptiens : laxe sud-nord est laxe
du Nil avec lamont représenté par le Sud et laval
par le Nord ; laxe est-ouest est celui du soleil
[2] . Selon cette orientation égyptienne, le Sud
est la direction dorigine. Une prédilection pour le
sud apparaît donc dès les plus hautes époques et des razzias
ont été menées en Basse Nubie dès les premières dynasties [3] .
En
outre, chaque point cardinal a sa divinité : Satet
(Satis) au sud ; Soped, dieu des MnTw ;
Ha, dieu de lOccident et protecteur des déserts et
Ash, dieu des Libyens [4] . Chaque divinité est la gardienne
des frontières égyptiennes. Par extension, certaines dentre
elles deviennent les représentantes des populations frontalières.
Elles garantissent lordre du monde en protégeant lÉgypte
de lextérieur chaotique. Dennemis politiques,
les étrangers deviennent rapidement des ennemis religieux.
Dans
les textes de lAncien et du Moyen Empire, les Nubiens
sont fréquemment opposés aux Asiatiques, et les intérêts
égyptiens se portent dans lensemble vers le Sud (la
Basse et la Haute-Nubie) et vers le Nord (la Syro-Palestine).
À la Basse Époque, les Nubiens et les Libyens populations
qui ont fortement ébranlé le pouvoir égyptien seront
opposés [5]
.
Dans
cette perspective, lUnivers est peuplé par les Égyptiens,
garants de lordre du monde (la Maât), et le reste
des populations, en fait le monde extérieur représentant
le chaos, lunivers hostile.
Ainsi
que lécrit fort justement Jean Bottéro : « Lautre
est tout ce qui, dans lunivers, peut être
confronté dassez près à lHomme pour que ce dernier
soit en quelque sorte cru obligé de le définir par rapport
à soi et se définir par rapport à lui ; non seulement
les êtres vivants, et en particulier les animaux qui sont
en dessous de lui, mais aussi autour de lui, et les dieux
au-dessus de lui, les autres hommes, dun milieu géographique,
ethnique, politique et culturel, différent du sien :
disons les étrangers »
[6] . Cest en effet ce qui détermine les
relations entre les Égyptiens et leurs partenaires étrangers,
puisque faisant partie du chaos, les populations des pays
étrangers ne reconnaissent pas lordre égyptien [7] .
Donc,
« lennemi », cest lautre, létranger.
Parce quil est différent, il doit être anéanti et
sa soumission totale est figurée dans la représentation
des Neufs arcs, les scènes de massacre des ennemis, lanéantissement
des peuples étrangers par le roi dans sa forme danimal
(lion, griffon, taureau), dans les scènes de bataille et
de chasse
[8] . Cest ainsi que lon trouve dans
les régions avoisinantes, de nombreux reliefs et inscriptions
représentant le roi massacrant ses ennemis. Tel est le cas
de la région isolée du Sud Sinaï où, dès les plus hautes
époques, les rois égyptiens sont représentés en train de
frapper la tête dun ennemi nubien, asiatique,
libyen avec une massue. Dans ces scènes dexaltation
de puissance et de domination royale, létranger est
considéré comme le perturbateur de lordre cosmique
[9] . La légende qui accompagne ces scènes est
de même teneur. Snefrou est celui qui sqr
Iwntjw MnTw, « frappe les nomades et les Asiatiques ».
Khephren et Djedkarê Isesi sont ceux qui da
xAswt (nbt), « anéanti (ssen) t (tous) les pays
étrangers ». Sahourê, Neouserrê et Pepi Ier
sont sqr nTr aA MnTw xAswt
nbt, da (MnTw) xaswt nbt, « le grand dieu (celui)
qui frappe les Asiatiques et tous les pays étrangers, (celui
qui) anéanti (les Asiatiques et) tous les pays étrangers » [10] . La phraséologie
employée se retrouve ensuite aussi bien dans les textes
officiels que privés qui exalteront la vaillance des souverains
contre les étrangers.
À
côté de ces représentations dactes violents, on trouve
des procédés effectifs et magiques de défense. Lexemple
le plus frappant du système défensif égyptien est la chaîne
des forteresses et des garnisons édifiées en Basse-Nubie,
le long de la vallée du Nil, et dans la région du Batn el-Haggar,
en aval et en amont de la IIe cataracte. Cette
chaîne répond aux conditions géographiques, car le pays
et plat à lexception des cataractes, véritables
barrières rocheuses que les deux déserts bordant
la vallée du Nil.
Les
forteresses de la IIe cataracte viennent renforcer
la zone frontalière sud, marquées par les stèles-frontières.
Ces mnnw forteresses, enceintes fortifiées, ont un double
rôle : le premier est la sécurité des frontières ;
le second est le maintien dun passage obligé pour
les populations locales et les garnisons égyptiennes réduites
qui sont concentrées dans un réseau de citadelles, proches
les unes des autres. Mnnw
est un terme qui peut aussi correspondre aux enceintes circulaires
entourant les villes, les petites localités, les temples,
tout ce qui appartient à la Maât. Ce sont donc des protections
effectives contre le chaos.
Associé
au système effectif de défense, on trouve des procédés apotropaïques,
magiques tels que le bris de figurines dennemis ou
de vases qui portent des textes dits de proscription
[11] . Ce procédé bien connu en Égypte est prospectif
et sinscrit dans le cadre de la magie politique, puisqu'il
a pour but de protéger le roi égyptien, et par son intermédiaire,
lÉtat pharaonique.
De
facto, les rapports avec létranger sont ambivalents.
Dune part, les Égyptiens ont peur des pays et des
populations étrangères qui représentent une menace pour
leur vie et leur au-delà [12] . Cest pourquoi, dans la mesure du possible,
ils veulent se faire inhumer sur leur terre natale.
Dautre
part, létranger attire pour son exotisme, ses ressources
naturelles et la main duvre bon marché que fournissent
les populations locales. Les divinités étrangères, les modes
de vie et les hommes sont adoptés par les Égyptiens après
avoir été dotés dun nom égyptien, ou éduqués à la
Résidence. Cette égyptianisation est nécessaire pour que
les choses soient conformes à lordre cosmique et divin.
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