CARNET DE VOYAGE
Séjour du 12 mars au 12 avril 2003
Voir aussi : Sites et fouilles (portail Thotweb) ; Les carnets de voyage des pages perso (portail Thotweb)

12-16 mars

Dans la salle internet de l'IFAO

J'avais dis que je ne travaillerais que sur ma thèse en Egypte, que je ne ferais plus de choses futiles comme des carnets de voyages illustrés. Pourquoi donc, après quatre jours à l'IFAO, cette excroissance française en terre d'Egypte, ressens-je l'impérieux besoin d'y consacrer une partie de mon temps?

Mercredi 12 mars 2003, le vol Egyptair MS 800 m'avait ramené à un pays que j'avais foulé pour la dernière fois il y a six ans. Six ans? Je venais de me rendre compte de la gravité du chiffre. Pour un doctorant en égyptologie, il semblait naturel d'y revenir presque tous les ans, et d'ailleurs de finir son travail avant six ans. Pour un instant je perdais de vue les contingences de la vie et les raisons plus personnelles qui l'expliquaient, et il me semblait reprendre une histoire commencée la veille.

Ali
Ali, chauffeur de l'IFAO

Il faut dire que je retrouvais mes repères. A la sortie de l'aéroport, Ali, le chauffeur de l'IFAO, m'attendait, une pancarte I.F.A.O à la main. Je reconnaissais le trajet, les uniformes postés tous les cinquantes mètres, les taxis hurlants, et tout à coup l'invraisemblable place Tahrir bordée par le ministère de la sécurité intérieure et le musée des antiquités. Quelques petites rues plus loin, un garde ouvrit les vanteaux noirs de l'IFAO, et le 4x4 retrouvait le territoire diplomatique français. Selon le même rituel qu'il y a six ans, on me remis une enveloppe avec la clef de ma chambre. Ali insista pour m'y porter ma valise, qui avait malencontreusement perdu sa poignée pendant le voyage. Jean-Luc FournetIl devait être vers 23 heures et tout était tranquille. Presque instinctivement, je me dirigeai vers le local internet affectés aux "missionnaires". J'y trouvai Jean-Luc Fournet, papyrologue actuellement au CNRS à Strasbourg, qui était il y a six ans pensionnaire à l'IFAO. L'illusion temporelle semblait encore plus réelle. "Décidemment, rien n'a changé en six ans!" lui lançais-je, joyeux. De son air mi-figue mi-raisin, il me fit : "Détrompe-toi Renaud, beaucoup de choses ont changé!" Et nous avions chacun raison...

Le jeudi matin, à 8h, le petit déjeuner à la "popote", permit de faire connaissance avec mes voisins de passage. Geneviève Favrelle, spécialiste des papyrus administratifs coptes, en était comme il y a six ans. Les autres m'étaient inconnus. Parmi eux, Giuseppina Lenzo, de Genève, était déjà inscrite dans l'annuaire des thèses de Thotweb : elle travaille sur les livres des morts hiératiques du Musée de Turin, datant de la XXIe dynastie. Etaient présents aussi Jean-François Dars et Anne Papillault, réalisateurs du CNRS, terminant un séjour au Caire où ils tournaient un documentaire vidéo sur l'IFAO et ses fouilles.

Accueil de l'IFAO
Aïda Kolta

Puis je fis la tournée des bureaux et du personnel : Rémi Desdames, à la place que sa mère avait il y a six ans, pour les relations avec le Conseil Supérieur des Antiquités, afin de se procurer le fameux passe qui permet de visiter la majeure partie des sites sans payer, Joyce Ferranty (comptabilité) afin d'acheter les tickets cantine, Aïda Kolta (accueil), Christian Velud (directeur des études), Suzanne Doss (régisseur) pour avoir un code de téléphone, Nathalie Favry (bibliothèque) pour la clef de la bibliothèque et Rizq Nessim pour le code de la photocopieuse...

Un aphte très douloureux à la langue me gâcha l'après-midi et le jour suivant, et je restai pratiquement enfermé dans ma chambre jusqu'au samedi matin.

Samedi fut donc mon vrai premier jour. Du matin jusqu'au soir, j'avançai la rédaction de l'analyse de la titulature du roi Psousennès I.

Jardins de l'IFAO No comment De mon balcon

Pour dîner, je retrouvai Frédéric Colin, Hanane Gaber et Jean-Luc Fournet, qui m'emmenèrent au restaurant Abou Shakra, non loin de là. C'étaient mes premiers pas en dehors de l'IFAO depuis mon arrivée. Le Caire était toujours aussi sale, ci ensablé là inondé, mais toujours aussi animé de cafés remplis d'hommes fumant, de rues aux voitures klaxonnantes, de petits groupes de jeunes, de vieux solitaires en galabeya... Triste régression, plus de 90% des femmes étaient voilées (contre près de la moitié il y a six ans). Sur le trottoir devant chez un boucher, deux carcasses de moutons étaient accrochées, et un trop petit chat essayait sans trop de conviction de les atteindre.

Spaghetti à la PolonaiseDevant le restaurant, un fonctionnaire de la sécurité nous invita à entrer. "Oula, un membre de la sécurité, je ne me sens pas en sécurité!" lui fit Jean-Luc. Je commandai les fameuses spaghetti "polonaises" (NB : en égyptien, "b" et "p" sont équivalents, et le son "gn" n'existe pas). Frédéric voulut la photo de la carte pour sa collection de coquilles. Les conversations démontrèrent, s'il le fallait, l'inquiétude de chacun sur l'affaire irakienne.

Burt KasparianLe lendemain, je rencontrai Burt Kasparian à la bibliothèque. Il vit au Caire depuis octobre pour finir sa thèse. Nous discutâmes longuement de nos travaux et de l'égyptologie, sur le balcon de la bibliothèque. Afin de traduire le concept "d'enrober [par exemple une personne ou un travail] de sucre et de gomme arabique", fort pertinent en diplomatie, je tentai le terme "loukoumiser". Nous l'utilisâmes un certain nombre de fois, au point qu'il m'est maintenant devenu courant, voire indispensable. Un éphémère "piece of cake-isation" n'eut pas la même fortune, pour des raisons pratique évidentes (et pourtant, c'est important de "piece of cake-iser" sa thèse par exemple).

Dans la nuit de dimanche à lundi, pour la première fois du séjour, les hauts parleurs criards des muezzins ne me réveillèrent plus. Peut-être bientôt ne verrais-je plus le voile des femmes? Non, je ne le crois pas : cela m'a toujours choqué et c'est très difficile de s'habituer à une ségrégation qui réduit si dramatiquement le champ des rapports sociaux.

Mais la situation internationale, les problèmes de l'Egypte, le caractère colonial de l'égyptologie m'avaient retravaillés. Le lundi matin, je n'arrivais plus à me contenter de me concentrer comme un pur esprit sur mes recherches, parfait étranger de la terre qui me portait. Je décidai de prendre du temps pour sortir tous les matins, ne serait-ce que pour une petite promenade, et d'apprendre quelques phrases d'arabe égyptien chaque jour. Et pour avoir le sentiment de faire quelque chose d'utile malgré tout, je résolus d'écrire ce carnet et de confectionner un "guide de survie à l'IFAO" dont la construction graduelle se fera sur ces pages.

Rue Mounira (Ali Youssef)

17 mars - 5 avril

Soldats de la Première Période IntermédiaireRaconter cette période m'est un peu difficile. Le déclenchement de la guerre et sa surmédiatisation a occupé tous les esprits. Pour ma part, je suis partagé entre la tristesse et le dégoût. Je ne suis pas uniquement affecté par les morts et les destructions, mais aussi par le déclin politique, diplomatique et culturel dans lequel s'enfonce les Etats-Unis, qui risque d'entraîner le reste du monde dans la récession. Et je suis amèrement déçu par le manque de maturité de la démocratie américaine, où les idées simplistes d'une minorité sectaire parviennent à s'imposer à tout un Etat. Si les fonctionnaires du Département d'Etat s'étaient mis en grève, on n'en serait peut-être pas là. Il est vrai que ce respect outrancier de l'autorité et du pouvoir reste presque universel dans le monde, malgré les progrès, les révolutions.

Il suffit d'analyser le fonctionnement de l'OFPRA, mon employeur du moment, pour comprendre comment cet instinct régressif d'obéissance permet de laisser nuire des dirigeants autistes, incompétents, ou pire encore. N'ayons donc pas bonne conscience de s'affirmer pour la paix, si nous n'avons pas le courage de négocier un contrat social. Quand arrêterons-nous de placer sur un piédestal les détenteurs d'autorités, président, raïs ou directeurs, qui ne sont que des mandataires du corps social? A l'OFPRA, le précédent directeur faisait la leçon à ceux qui lui disaient "bonjour monsieur", au lieu de dire "bonjour monsieur le directeur". Et personne ne lui a dit merde! Voilà : merde, camarade!

Triade de MykérinosLa comparaison avec l'idéologie du pouvoir dans l'Egypte ancienne (on pourrait le faire pour d'autres civilisations) est éclairante. La distance culturelle nous permet d'étudier avec détachement, voire une certaine suffisance, l'appareil propagandaire qui lie l'Etat et le roi à la religion, à la cosmogonie. Les égyptologues débattent de la divinité du pharaon, certains pour analyser l'iconographie et le processus de divinisation, d'autres pour rappeller opportunément l'humanité du personnage, notamment dans les sources profanes. A l'opposée de la description du pharaon dans le Roman de la momie, de Théophile Gauthier, qui colle aux représentations suprahumaines de granite, Georges Posener notamment s'est plu à relever les traits d'humanité du personnage dans la conscience populaire, témoignages d'impertinence et de lucidité.

Il est singulier de constater que ce même Georges Posener pouvait se révéler par ailleurs un professeur suffisant et pontifiant. On m'a raconté que lorsqu'il était directeur de l'IFAO, il n'adressait que très peu la parole aux gens. Un matin qu'il était occupé à consulter le fichier de la bibliothèque, un pensionnaire entra dans la pièce et le salua : "bonjour, Monsieur le directeur!". L'homme ne répondit pas. Le pensionnaire s'approcha de lui et répéta : "bonjour, Monsieur le directeur!" Nouveau mutisme. Le jeune égyptologue lui lança alors un jubilatoire "vieux con!", auquel le professeur, interloqué, ne put non plus réagir.

Forces de l'ordre

Voilà quelques unes des réflexions que m'inspiraient la guerre. Au Caire, il y eut quelques jours de tension. Des véhicules furent brûlés lors des premières manifestations. La répression fut sévère, plusieurs dizaines de personnes furent emprisonnées, et la rumeur parla même de morts. Des milliers de policiers et de forces anti-émeutes quadrillèrent la ville et barrèrent les rues sensibles (ambassades américaine et britannique, place Tahrir, etc.).

A l'IFAO, le premier week-end de guerre fut assez tendu aussi. Nous nous retrouvions seuls entre "missionnaires", le personnel permanent étant en congé. Dans la rue, les regards pouvaient sembler haineux. Une fois, un Egyptien nous lança "welcome to Bagdad!". Une autre fois, alors que Jean-Luc et moi demandions notre chemin, notre interlocuteur nous interrogea d'abord sur notre position à propos de la guerre.

Heureusement, la position diplomatique des gouvernements français, belge et allemand aplanissait les problèmes. C'est peut-être l'événement historique majeur qui a évité ici une guerre de religion et le choc des civilisations. Dès que nos interlocuteurs apprenaient que nous étions français, leurs visages s'éclairaient et nous fêtaient.

Michel mange un pigeonLe soir, lorsque nous sortions manger, les restaurants étaient désertés, et ils nous est parfois arrivé d'être les seuls clients. Nous retournâmes plusieurs fois à Abou Shakra, visitâmes aussi Le bistro ou le Felfela, mangeâmes dans un Coréen près de la place Tahrir, ou au Al Dente, à Zamalek. Avec mon collègue de l'OFPRA et acteur Michel Motu, en vacance au Caire, et sa fille Emily, travaillant au Centre Culturel Français, j'allai un soir dans une gargote spécialisée dans les pigeons au Khan el-Khalili. Guillemette AndreuParfois, nous allions chercher des sandwiches ou nous en commandions par téléphone au Pyramids, qui fait des shish taouk assez mangeables. L'ambiance, malgré la guerre, était excellente dans le petit groupe des missionnaires, qu'avaient rejoint notamment Guillemette Andreu, conservateur au département des antiquités égyptiennes du Louvre, et Oueded Senoune, terminant un DEA sur les voyageurs à Alexandrie, puis encore Roselyne Cepko, chargée de dessiner les fragments statuaires de Rêdjedef reposant dans les caves de l'IFAO.

Baboin bleu de Tanis
Le signe du heb-sed

Les journées furent toutes aussi studieuses, même si je n'avançai pas autant que je l'avais souhaité. Je finis les sections sur Psousennès I, Amenemnésou, Amenemope et Osôchor, mais il me manqua un peu de temps pour terminer celles sur Siamon et Psousennès II. Je complétai le travail en bibliothèque par des vérifications au Musée. Bien m'en prit, car je pus ainsi remarquer que certaines transcriptions hiéroglyphiques de Pierre Montet étaient imprécises. Il avait notamment dessiné un signe heb à la place du signe heb-sed dans sa publication du baboin bleu de Tanis.

MohammedLe Musée était l'un des endroits où l'on pouvait voir beaucoup de touristes, même si l'affluence restait modérée. Il y avait aussi des Egyptiens, dont de nombreux groupes scolaires, comme déjà il y a six ans. Il me fut particulièrement agréable de remarquer le nombre de jeunes dessinant des motifs ou des oeuvres. A l'extérieur du Musée, un panneau présentait des dessins d'écoliers. Plusieurs d'entre eux y avaient ajouté des hiéroglyphes, dont un certain Mohammed qui avait écrit son nom avec. Ce geste, presque banal en France pour les enfants qui apprennent l'Egypte dans leurs cours d'histoire de 6e, a en Egypte une importance autre. Il fait espérer que les Egyptiens pourront un jour reconquérir leur passé. Le chemin est encore long. L'égyptologie est un métier déprécié, car les salaires sont dérisoires. Le jeune homme qui embrasse cette carrière ne pourra même pas se marier, car l'écrasante majorité des mariages est arrangée par les familles, pour des raisons économiques et sociales. Certes, il n'y aurait aucun intérêt à ce que tous les Egyptiens soient égyptologues, mais il est crucial que l'histoire et la culture pharaonique leur soit bien enseignée, afin de leur rendre la conscience et la dignité de leur entière identité que les extrémistes comme les colonialistes leur dérobent.

Métro du Caire

Oueded SenouneLes deux derniers jours, las d'un travail continu de près de trois semaines, je me mis en vacance. Le vendredi fut très chaud, et je me baladai de cafettes en vendeurs de jus de fruits avec Oueded. Le soir, j'eus le grand plaisir, enfin, de faire découvrir à autrui ce que l'on m'avait appris du Caire. Je l'emmenai voir les bouquinistes à Attaba, où Jean-Luc m'avait guidé 10 jours avant.

Le lendemain, dans l'IFAO désert, je m'amusai à faire un petit film avec Valérie et Oueded. En quelques heures nous prîmes chacun la caméra pour raconter un petit conte improvisé : trois personnages entrent dans l'IFAO par trois accès différents, sans se voir. Ils se croisent sans s'apercevoir dans les travées de la bibliothèque. L'un d'eux trouve le Livre en premier, et l'emporte. Les deux autres se lancent à sa poursuite. Quand ils pénètrent dans la salle où le premier personnage s'est réfugié, ils le trouvent en train de jouer du piano. Sur le piano, le Livre est ouvert. La caméra s'approche et on peut y lire : "Mieux vaudrait ne pas avoir de livre que de croire tout ce qui est écrit". Cela fait très amateur, mais nous étions tous de presque complets débutants. Voici le résultat ci-contre, compressé pour internet.

 

31/05/03

© Renaud de Spens, 2000 -