J'avais dis que je ne travaillerais que
sur ma thèse en Egypte, que je ne ferais plus
de choses futiles comme des carnets de voyages illustrés.
Pourquoi donc, après quatre jours à l'IFAO,
cette excroissance française en terre d'Egypte,
ressens-je l'impérieux besoin d'y consacrer une
partie de mon temps?
Mercredi
12 mars 2003, le vol Egyptair MS 800 m'avait ramené
à un pays que j'avais foulé pour la dernière
fois il y a six ans. Six ans? Je venais de me rendre
compte de la gravité du chiffre. Pour un doctorant
en égyptologie, il semblait naturel d'y revenir
presque tous les ans, et d'ailleurs de finir son travail
avant six ans. Pour un instant je perdais de vue les
contingences de la vie et les raisons plus personnelles
qui l'expliquaient, et il me semblait reprendre une
histoire commencée la veille.
Ali, chauffeur de l'IFAO
Il faut dire que je retrouvais mes repères.
A la sortie de l'aéroport, Ali, le chauffeur
de l'IFAO, m'attendait, une pancarte I.F.A.O à
la main. Je reconnaissais le trajet, les uniformes postés
tous les cinquantes mètres, les taxis hurlants,
et tout à coup l'invraisemblable place Tahrir
bordée par le ministère de la sécurité
intérieure et le musée des antiquités.
Quelques petites rues plus loin, un garde ouvrit les
vanteaux noirs de l'IFAO, et le 4x4 retrouvait le territoire
diplomatique français. Selon le même rituel
qu'il y a six ans, on me remis une enveloppe avec la
clef de ma chambre. Ali insista pour m'y porter ma valise,
qui avait malencontreusement perdu sa poignée
pendant le voyage. Il
devait être vers 23 heures et tout était
tranquille. Presque instinctivement, je me dirigeai
vers le local internet affectés aux "missionnaires".
J'y trouvai Jean-Luc Fournet, papyrologue actuellement
au CNRS à Strasbourg, qui était il y a
six ans pensionnaire à l'IFAO. L'illusion temporelle
semblait encore plus réelle. "Décidemment,
rien n'a changé en six ans!" lui lançais-je,
joyeux. De son air mi-figue mi-raisin, il me fit : "Détrompe-toi
Renaud, beaucoup de choses ont changé!"
Et nous avions chacun raison...
Le jeudi matin, à 8h, le petit
déjeuner à la "popote", permit
de faire connaissance avec mes voisins de passage. Geneviève
Favrelle, spécialiste des papyrus administratifs
coptes, en était comme il y a six ans. Les autres
m'étaient inconnus. Parmi eux, Giuseppina Lenzo,
de Genève, était déjà inscrite
dans l'annuaire des thèses de Thotweb : elle
travaille sur les livres des morts hiératiques
du Musée de Turin, datant de la XXIe dynastie.
Etaient présents aussi Jean-François Dars
et Anne Papillault, réalisateurs du CNRS, terminant
un séjour au Caire où ils tournaient un
documentaire vidéo sur l'IFAO et ses fouilles.
Aïda Kolta
Puis je fis la tournée des bureaux
et du personnel : Rémi Desdames, à la
place que sa mère avait il y a six ans, pour
les relations avec le Conseil Supérieur des
Antiquités, afin de se procurer le fameux
passe qui permet de visiter la majeure partie des sites
sans payer, Joyce Ferranty (comptabilité) afin
d'acheter les tickets cantine, Aïda Kolta (accueil),
Christian Velud (directeur des études), Suzanne
Doss (régisseur) pour avoir un code de téléphone,
Nathalie Favry (bibliothèque) pour la clef de
la bibliothèque et Rizq Nessim pour le code de
la photocopieuse...
Un aphte très douloureux à
la langue me gâcha l'après-midi et le jour
suivant, et je restai pratiquement enfermé dans
ma chambre jusqu'au samedi matin.
Samedi fut donc mon vrai premier jour.
Du matin jusqu'au soir, j'avançai la rédaction
de l'analyse de la titulature du roi Psousennès
I.
Pour dîner, je retrouvai Frédéric
Colin, Hanane Gaber et Jean-Luc Fournet, qui m'emmenèrent
au restaurant Abou
Shakra, non loin de là. C'étaient
mes premiers pas en dehors de l'IFAO depuis mon arrivée.
Le Caire était toujours aussi sale, ci ensablé
là inondé, mais toujours aussi animé
de cafés remplis d'hommes fumant, de rues aux
voitures klaxonnantes, de petits groupes de jeunes,
de vieux solitaires en galabeya... Triste régression,
plus de 90% des femmes étaient voilées
(contre près de la moitié il y a six ans).
Sur le trottoir devant chez un boucher, deux carcasses
de moutons étaient accrochées, et un trop
petit chat essayait sans trop de conviction de les atteindre.
Devant
le restaurant, un fonctionnaire de la sécurité
nous invita à entrer. "Oula, un membre de
la sécurité, je ne me sens pas en sécurité!"
lui fit Jean-Luc. Je commandai les fameuses spaghetti
"polonaises" (NB : en égyptien, "b"
et "p" sont équivalents, et le son
"gn" n'existe pas). Frédéric
voulut la photo de la carte pour sa collection de coquilles.
Les conversations démontrèrent, s'il le
fallait, l'inquiétude de chacun sur l'affaire
irakienne.
Le
lendemain, je rencontrai Burt Kasparian à la
bibliothèque. Il vit au Caire depuis octobre
pour finir sa thèse. Nous discutâmes longuement
de nos travaux et de l'égyptologie, sur le balcon
de la bibliothèque. Afin de traduire le concept
"d'enrober [par exemple une personne ou un travail]
de sucre et de gomme arabique", fort pertinent
en diplomatie, je tentai le terme "loukoumiser".
Nous l'utilisâmes un certain nombre de fois, au
point qu'il m'est maintenant devenu courant, voire indispensable.
Un éphémère "piece of cake-isation"
n'eut pas la même fortune, pour des raisons pratique
évidentes (et pourtant, c'est important de "piece
of cake-iser" sa thèse par exemple).
Dans la nuit de dimanche à lundi,
pour la première fois du séjour, les hauts
parleurs criards des muezzins ne me réveillèrent
plus. Peut-être bientôt ne verrais-je plus
le voile des femmes? Non, je ne le crois pas : cela
m'a toujours choqué et c'est très difficile
de s'habituer à une ségrégation
qui réduit si dramatiquement le champ des rapports
sociaux.
Mais la situation internationale, les
problèmes de l'Egypte, le caractère colonial
de l'égyptologie m'avaient retravaillés.
Le lundi matin, je n'arrivais plus à me contenter
de me concentrer comme un pur esprit sur mes recherches,
parfait étranger de la terre qui me portait.
Je décidai de prendre du temps pour sortir tous
les matins, ne serait-ce que pour une petite promenade,
et d'apprendre quelques phrases d'arabe égyptien
chaque jour. Et pour avoir le sentiment de faire quelque
chose d'utile malgré tout, je résolus
d'écrire ce carnet et de confectionner un "guide
de survie à l'IFAO" dont la construction
graduelle se fera sur ces pages.
17 mars - 5 avril
Raconter
cette période m'est un peu difficile. Le déclenchement
de la guerre et sa surmédiatisation a occupé
tous les esprits. Pour ma part, je suis partagé
entre la tristesse et le dégoût. Je ne
suis pas uniquement affecté par les morts et
les destructions, mais aussi par le déclin politique,
diplomatique et culturel dans lequel s'enfonce les Etats-Unis,
qui risque d'entraîner le reste du monde dans
la récession. Et je suis amèrement déçu
par le manque de maturité de la démocratie
américaine, où les idées simplistes
d'une minorité sectaire parviennent à
s'imposer à tout un Etat. Si les fonctionnaires
du Département d'Etat s'étaient mis en
grève, on n'en serait peut-être pas là.
Il est vrai que ce respect outrancier de l'autorité
et du pouvoir reste presque universel dans le monde,
malgré les progrès, les révolutions.
Il suffit d'analyser le fonctionnement
de l'OFPRA, mon employeur du moment, pour comprendre
comment cet instinct régressif d'obéissance
permet de laisser nuire des dirigeants autistes, incompétents,
ou pire encore. N'ayons donc pas bonne conscience de
s'affirmer pour la paix, si nous n'avons pas le courage
de négocier un contrat social. Quand arrêterons-nous
de placer sur un piédestal les détenteurs
d'autorités, président, raïs ou directeurs,
qui ne sont que des mandataires du corps social? A l'OFPRA,
le précédent directeur faisait la leçon
à ceux qui lui disaient "bonjour monsieur",
au lieu de dire "bonjour monsieur le directeur".
Et personne ne lui a dit merde! Voilà : merde,
camarade!
La
comparaison avec l'idéologie du pouvoir dans
l'Egypte ancienne (on pourrait le faire pour d'autres
civilisations) est éclairante. La distance culturelle
nous permet d'étudier avec détachement,
voire une certaine suffisance, l'appareil propagandaire
qui lie l'Etat et le roi à la religion, à
la cosmogonie. Les égyptologues débattent
de la divinité du pharaon, certains pour analyser
l'iconographie et le processus de divinisation, d'autres
pour rappeller opportunément l'humanité
du personnage, notamment dans les sources profanes.
A l'opposée de la description du pharaon dans
le Roman de la momie, de Théophile Gauthier,
qui colle aux représentations suprahumaines de
granite, Georges Posener notamment s'est plu à
relever les traits d'humanité du personnage dans
la conscience populaire, témoignages d'impertinence
et de lucidité.
Il est singulier de constater que ce
même Georges Posener pouvait se révéler
par ailleurs un professeur suffisant et pontifiant.
On m'a raconté que lorsqu'il était directeur
de l'IFAO, il n'adressait que très peu la parole
aux gens. Un matin qu'il était occupé
à consulter le fichier de la bibliothèque,
un pensionnaire entra dans la pièce et le salua
: "bonjour, Monsieur le directeur!". L'homme
ne répondit pas. Le pensionnaire s'approcha de
lui et répéta : "bonjour, Monsieur
le directeur!" Nouveau mutisme. Le jeune égyptologue
lui lança alors un jubilatoire "vieux con!",
auquel le professeur, interloqué, ne put non
plus réagir.
Voilà quelques unes des réflexions
que m'inspiraient la guerre. Au Caire, il y eut quelques
jours de tension. Des véhicules furent brûlés
lors des premières manifestations. La répression
fut sévère, plusieurs dizaines de personnes
furent emprisonnées, et la rumeur parla même
de morts. Des milliers de policiers et de forces anti-émeutes
quadrillèrent la ville et barrèrent les
rues sensibles (ambassades américaine et britannique,
place Tahrir, etc.).
A l'IFAO, le premier week-end de guerre
fut assez tendu aussi. Nous nous retrouvions seuls entre
"missionnaires", le personnel permanent étant
en congé. Dans la rue, les regards pouvaient
sembler haineux. Une fois, un Egyptien nous lança
"welcome to Bagdad!". Une autre fois, alors
que Jean-Luc et moi demandions notre chemin, notre interlocuteur
nous interrogea d'abord sur notre position à
propos de la guerre.
Heureusement, la position diplomatique
des gouvernements français, belge et allemand
aplanissait les problèmes. C'est peut-être
l'événement historique majeur qui a évité
ici une guerre de religion et le choc des civilisations.
Dès que nos interlocuteurs apprenaient que nous
étions français, leurs visages s'éclairaient
et nous fêtaient.
Le
soir, lorsque nous sortions manger, les restaurants
étaient désertés, et ils nous est
parfois arrivé d'être les seuls clients.
Nous retournâmes plusieurs fois à Abou
Shakra, visitâmes aussi Le bistro ou le Felfela,
mangeâmes dans un Coréen près de
la place Tahrir, ou au Al Dente, à Zamalek. Avec
mon collègue de l'OFPRA et acteur Michel Motu,
en vacance au Caire, et sa fille Emily, travaillant
au Centre Culturel Français, j'allai un soir
dans une gargote spécialisée dans les
pigeons au Khan el-Khalili. Parfois,
nous allions chercher des sandwiches ou nous en commandions
par téléphone au Pyramids, qui fait des
shish taouk assez mangeables. L'ambiance, malgré
la guerre, était excellente dans le petit groupe
des missionnaires, qu'avaient rejoint notamment Guillemette
Andreu, conservateur au département des antiquités
égyptiennes du Louvre, et Oueded Senoune, terminant
un DEA sur les voyageurs à Alexandrie, puis encore
Roselyne Cepko, chargée de dessiner les fragments
statuaires de Rêdjedef reposant dans les caves
de l'IFAO.
Le signe du heb-sed
Les journées furent toutes aussi
studieuses, même si je n'avançai pas autant
que je l'avais souhaité. Je finis les sections
sur Psousennès I, Amenemnésou, Amenemope
et Osôchor, mais il me manqua un peu de temps
pour terminer celles sur Siamon et Psousennès
II. Je complétai le travail en bibliothèque
par des vérifications au Musée. Bien m'en
prit, car je pus ainsi remarquer que certaines transcriptions
hiéroglyphiques de Pierre Montet étaient
imprécises. Il avait notamment dessiné
un signe heb à la place du signe heb-sed dans
sa publication du baboin bleu de Tanis.
Le
Musée était l'un des endroits où
l'on pouvait voir beaucoup de touristes, même
si l'affluence restait modérée. Il y avait
aussi des Egyptiens, dont de nombreux groupes scolaires,
comme déjà il y a six ans. Il me fut particulièrement
agréable de remarquer le nombre de jeunes dessinant
des motifs ou des oeuvres. A l'extérieur du Musée,
un panneau présentait des dessins d'écoliers.
Plusieurs d'entre eux y avaient ajouté des hiéroglyphes,
dont un certain Mohammed qui avait écrit son
nom avec. Ce geste, presque banal en France pour les
enfants qui apprennent l'Egypte dans leurs cours d'histoire
de 6e, a en Egypte une importance
autre. Il fait espérer que les Egyptiens pourront
un jour reconquérir leur passé. Le chemin
est encore long. L'égyptologie est un métier
déprécié, car les salaires sont
dérisoires. Le jeune homme qui embrasse cette
carrière ne pourra même pas se marier,
car l'écrasante majorité des mariages
est arrangée par les familles, pour des raisons
économiques et sociales. Certes, il n'y aurait
aucun intérêt à ce que tous les
Egyptiens soient égyptologues, mais il est crucial
que l'histoire et la culture pharaonique leur soit bien
enseignée, afin de leur rendre la conscience
et la dignité de leur entière identité
que les extrémistes comme les colonialistes leur
dérobent.
Les
deux derniers jours, las d'un travail continu de près
de trois semaines, je me mis en vacance. Le vendredi
fut très chaud, et je me baladai de cafettes
en vendeurs de jus de fruits avec Oueded. Le soir, j'eus
le grand plaisir, enfin, de faire découvrir à
autrui ce que l'on m'avait appris du Caire. Je l'emmenai
voir les bouquinistes à Attaba, où Jean-Luc
m'avait guidé 10 jours avant.
Le lendemain, dans l'IFAO désert,
je m'amusai à faire un petit
film avec Valérie et Oueded. En quelques heures
nous prîmes chacun la caméra pour raconter
un petit conte improvisé : trois personnages entrent
dans l'IFAO par trois accès différents,
sans se voir. Ils se croisent sans s'apercevoir dans
les
travées
de la bibliothèque. L'un d'eux trouve le Livre
en premier, et l'emporte. Les deux autres se lancent à sa
poursuite. Quand ils pénètrent dans la
salle où le premier personnage
s'est réfugié, ils le trouvent en train
de jouer du piano. Sur le piano, le Livre est ouvert.
La caméra
s'approche et on peut y lire : "Mieux vaudrait
ne pas avoir de livre que de croire tout ce qui est écrit".
Cela fait très amateur, mais nous étions
tous de presque complets débutants. Voici le
résultat ci-contre, compressé
pour internet.