GENEALOGIE ET PROSOPOGRAPHIE

Jean Revez, « Introduction à la généalogie en égyptologie », Thotweb, 1999, p. 44-45.

L'auteur

La généalogie constitue une méthode de recherche courante en égyptologie. Pour autant, son utilisation requiert une rigueur intellectuelle inversement proportionnelle à l'exactitude des documents égyptiens. Jean Revez présente l'intérêt et la difficulté de cette démarche.

La généalogie, la science qui a pour objet la recherche de l’origine et de la filiation des familles, constitue un axe important de recherche dans le domaine de l’égyptologie. La liste des rois telle que rapportée par Manéthon, la découverte au milieu du XIXe siècle des stèles du Sérapéum et, cinquante ans plus tard, de centaines de statues dans la Cour de la Cachette du temple de Karnak, ont très tôt fourni aux spécialistes la matière première dont ils avaient besoin pour établir l’arbre généalogique des dynasties royales et de certains clans qui se sont distingués pendant l’histoire de l’Égypte ancienne. La présente contribution vise simplement à présenter quelques considérations pratiques sur la généalogie comme moyen d'investigation en égyptologie, en puisant des exemples dans les sources royales et, dans une moindre mesure, privées.

Force est de constater que tout travail relatif à la généalogie repose en grande partie sur la terminologie de parenté qui, en Égypte ancienne, se réduit essentiellement à qualifier les membres appartenant au noyau familial, à savoir le père (it), la mère (mwt), le frère (sn), la soeur (snt), le fils (sA), la fille (sAt), ainsi que l’épouse (Hmt) et l’époux (TAy). Les travaux de D. Franke, G. Robins et L. Troy, entre autres, ont permis d’établir que cette terminologie est également utilisée pour décrire la parenté éloignée (les termes sont alors susceptibles d’être combinés) et peuvent même, dans certains cas, prendre une valeur métaphorique ou figurée. À titre d’exemple, le mot it désigne plus largement « le grand-père » et « l’ancêtre » , alors que métaphoriquement, il peut qualifier quelqu’un qui incarne l’autorité comme le maître d’école ou le supérieur hiérarchique, dans le cadre d’un métier.

Par voie de conséquence, une des difficultés majeures dans l’élaboration d’arbres généalogiques réside dans la définition du champ sémantique auquel se rattache un terme de parenté. Il est ainsi tentant de se servir de la formule dédicatoire du type ir.n.f m mnw.f n it.f « c'est pour son père qu'il a construit son monument » comme indice de filiation réelle, alors que le terme « père » dans le cas présent doit être compris dans son sens large ou faire allusion à une filiation divine.

Toujours dans le domaine royal, les titres tels que « fils de roi » ou « sœur de roi » s’avèrent tout aussi pernicieux pour déterminer des liens familiaux réels, car ils répondent dans une certaine mesure à des critères d’ordre politique et religieux. Le titre « fils aîné du roi » , par exemple, a une valeur institutionnelle et se rapporte généralement au prince héritier destiné à succéder au roi. Bien que cette fonction revienne de fait souvent au plus âgé des fils du pharaon, il est difficile de le prouver de façon systématique, surtout lorsque le titre est conféré a posteriori. Notons aussi plusieurs cas, répertoriés surtout à la Seconde Période Intermédiaire, de « fils de roi » qui prétendent ouvertement être issus de simples particuliers. Enfin, le fait que le titre « frère de roi » n’est régulièrement attesté qu’à partir de la XXVe dynastie met en évidence l’importance des considérations politiques dans le mode d’attribution des titres royaux de parenté.

Dans un autre ordre d’idées, le phénomène de juxtaposition des noms à l’intérieur d’un cartouche est parfois employé comme marque de filiation pour certains rois de la XIIIe dynastie. Dans ce cas, le nom dans un cartouche qui figure en première place est considéré comme celui du père du pharaon dont le nom à la naissance est alors placé en seconde position. Malheureusement, d’autres raisons, telle la volonté d’affirmer une double identité, peuvent expliquer l’usage de la juxtaposition des noms.

L’uniformité des noms propres en Égypte ancienne, choisis suivant la mode du moment, constitue un autre obstacle non négligeable à l’étude prosopographique d’une famille. Ainsi, lorsque le même nom est attesté dans plusieurs documents, à combien de personnes a-t-on affaire ? Cette tâche est d’autant plus ardue, que le nom d’une personne semble parfois associé à une fonction particulière. Ainsi, au cours de la XVIIIe dynastie, un nombre difficile à évaluer de grands prêtres de Memphis portèrent le nom de Ptahmose, alors qu’à la XXIe dynastie, la fonction de grand prêtre de Mout échoyait souvent à des hommes qui s’appelaient Ankhefenmout.

À l’inverse, il arrive aussi qu’une même personne change de nom à quelques reprises au cours de sa vie, comme ce fut le cas du fils aîné de Ramsès II qui prit successivement les noms d’Amonherwenemef, puis d’Amonherkhepeschef, et voire celui de Sethiherkhepeschef !

Comment, compte tenu de ces difficultés, dresser avec un minimum de crédibilité la généalogie d’une famille?

Certaines constatations peuvent servir de base à une telle entreprise. Le critère le plus fiable d’une filiation directe, à de rares exceptions près, est l’emploi de l’expression ir.n/ms.n « qu’a engendré/qu’a mise au monde (X/Y) » qui peut suivre le nom d’un personnage. Cette coutume n’est malheureusement répandue qu’à certaines époques, surtout au cours des périodes intermédiaires.

Dans l’iconographie royale du Nouvel Empire, la représentation d’un prince en compagnie d’un roi et/ou d’une reine semble être un moyen généralement sûr pour faire des uns les parents de l’autre. À titre d’exemple, plusieurs textes établissent avec certitude qu’Isisnofret, la grande épouse de Ramsès II, était la mère de Khâemouaset. Or, lorsque ce fils de pharaon est représenté aux côtés d’une reine, aussi bien dans la statuaire que dans le bas-relief, il est toujours accompagné d’Isisnofret, et non pas de Nefertari ou Maâthorneferouré, deux autres épouses du grand pharaon de la XIXe dynastie.

Lorsqu’un prince porte le titre de sA nsw n Xt.f « le propre fils de roi », on peut considérer là aussi qu’il s’agit d’un véritable fils du roi, du moins pour les XVIIIe-XXe dynastie. Le problème dans la plupart des cas est de savoir de quel pharaon le prince est le fils. Or, il faut attendre la Troisième Période Intermédiaire pour que soit précisée l’identité du roi de qui un prince est issu.

Enfin, une des façons les plus évidentes de s’assurer qu’un souverain est bien le fils de son prédécesseur est de trouver des attestations de ce roi en tant que prince au cours du règne précédent. Ainsi, la mention d’ « un fils de roi Amenhotep » dans le palais d’Amenhotep III à Malgata semble bien désigner le futur Amenhotep IV (Akhénaton), de la même manière que le bloc d’Hermopolis qui cite « le propre fils de roi Toutânkhaton » fait référence au pharaon qui succédera à Akhenaton sous le nom de Toutânkhamon. Toute règle souffrant d'exceptions, le roi Sahathor de la XIIIe dynastie est représenté en sA nsw pendant le règne de son prédécesseur Neferhotep Ier, alors qu'il s'agit de son frère.

En guise de conclusion, ce très bref tour d’horizon donne un aperçu de quelques problèmes auxquels sont confrontés les égyptologues lorsqu’ils tentent d’élaborer l’arbre généalogique d’une famille, et de certains expédients employés y remédier. Il convient cependant de reconnaître que nous en sommes souvent réduits à des conjectures lorsqu’il s’agit d’établir avec certitude l’arbre généalogique complet d’une famille, au point de se demander quelle importance les Égyptiens eux-mêmes accordaient à ce genre d’exercice.

13/10/02
© Renaud de Spens, 2000